Ce soir 12/12/12 je fais une introduction au Cinquantenaire de Vatican II à la Paroisse Sainte-Marie de la Bastide de Bordeaux. Je m'inspirerai librement d'une conférence que j'ai faite le 10 Mars 2005...
Notre moment spirituel et social
en Europe.
(Conférence du 10 Mars 2005)
Pour saisir notre moment spirituel et social, nous partirons
du diagnostic posé par la récente Exhortation apostolique « Ecclesia in
Europa » puis nous remonterons le temps si l’on peut dire, pour voir
d’où vient cet état spirituel social. Dans un troisième temps nous tâcherons de
préciser l’enjeu d’une théologie sociale aujourd’hui.
I Désenchantement…
C’est par le mot « désenchantement », mais d’un
enchantement qui s’avère aujourd’hui fallacieux, que je qualifierais le climat
social, spirituel et psychologique, de notre début de 21ème siècle.
C’est une crise de l’espérance, consistant à la fois en la disqualification du
passé et en l’incapacité de se projeter dans l’avenir. C’est l’épuisement de la
sécularisation qui a consisté, entre autres, en l’horizontalisation de
l’espérance en espoir, non plus eschatologique, mais séculier : dans le
siècle.
Ce désenchantement se traduit par une défection dans
l’engagement politique et syndical, une abstention électorale, le vote aux
extrêmes, l’absence de grand dessein politique et social et donc la tentative
de réactivation des grands desseins d’hier (néo-républicanisme ;
néo-communisme gauchiste ; néo-nationalisme d’extrême-droite, etc…), la
disqualification de la « classe politique » etc.
En effet une triple insécurité, viscérale, touche d’abord
notre jeunesse puis plus largement tout le corps social. D’abord l’insécurité
du travail, largement exprimée ; ensuite l’insécurité familiale, plus sourde,
moins consciente, mais d’autant plus lancinante qu’elle est inavouable puisque sévit
encore l’hégémonie culturelle de la privatisation de la vie affective et
sexuelle ; ensuite l’angoisse écologique : la planète demain
sera-t-elle encore vivable ? Quand le travail, l’amour et la planète sont
en péril, c’est la peur qui l’emporte face à l’avenir… Et l’idée de progrès,
matrice de le modernité, succombe…
Mais écoutons « Ecclesia in Europa » n° 7 et
8 : « Le temps que nous vivons, avec
les défis qui lui sont propres, apparaît comme une époque d'égarement. Beaucoup
d'hommes et de femmes semblent désorientés, incertains, sans espérance, et de
nombreux chrétiens partagent ces états d'âme. Nombreux sont les signes préoccupants qui, au début du
troisième millénaire, troublent l'horizon du continent européen, lequel, « tout
en étant riche d'immenses signes de foi et de témoignage, et dans le cadre
d'une vie commune certainement plus libre et plus unie, ressent toute l'usure
que l'histoire ancienne et récente a provoquée dans les fibres les plus
profondes de ses populations, entraînant souvent la déception »
Parmi les nombreux aspects, amplement rappelés aussi à
l'occasion du Synode, je voudrais mentionner la perte de la mémoire et de
l'héritage chrétiens[1],
accompagnée d'une sorte d'agnosticisme pratique et d'indifférentisme religieux,
qui fait que beaucoup d'Européens donnent l'impression de vivre sans terreau
spirituel et comme des héritiers qui ont dilapidé le patrimoine qui leur a été
légué par l'histoire. On n'est donc plus tellement étonné par les tentatives de
donner à l'Europe un visage qui exclut son héritage religieux, en particulier
son âme profondément chrétienne, fondant les droits des peuples qui la
composent sans les greffer sur le tronc irrigué par la sève vitale du
christianisme.
8 Cette perte de la
mémoire chrétienne s'accompagne d'une sorte de peur d'affronter l'avenir. L'image du lendemain qui est cultivée
s'avère souvent pâle et incertaine. Face à l'avenir, on ressent plus de peur
que de désir. On en trouve des signes préoccupants, entre autres, dans le vide
intérieur qui tenaille de nombreuses personnes et dans la perte du sens de la
vie. Parmi les expressions et les conséquences de cette angoisse existentielle,
il faut compter en particulier la dramatique diminution de la natalité, la
baisse des vocations au sacerdoce et à la vie consacrée, la difficulté, sinon
le refus, de faire des choix définitifs de vie, même dans le mariage.
On assiste à une fragmentation diffuse de l'existence; ce qui prévaut,
c'est une sensation de solitude; les divisions et les oppositions se
multiplient. Parmi les autres symptômes de cet état de fait, la situation
actuelle de l'Europe connaît le grave phénomène des crises de la famille et de
la disparition du concept même de famille, la persistance ou la réactivation de
conflits ethniques, la résurgence de certaines attitudes racistes, les tensions
interreligieuses elles-mêmes, l'attitude égocentrique qui enferme les personnes
et les groupes sur eux-mêmes, la croissance d'une indifférence éthique générale
et de la crispation excessive sur ses propres intérêts et privilèges. Pour
beaucoup de personnes, au lieu d'orienter vers une plus grande unité du genre
humain, la mondialisation en cours risque de suivre une logique qui marginalise
les plus faibles et qui accroît le nombre des pauvres sur la terre. »
On pourrait prolonger la citation. Cela évoque le
‘temps-œuf’ dont parle Jean-Claude GUILLEBAUD dans son livre « Le goût de
l’espérance » (Seuil 2003) pages 335-336, qu’il distingue du
temps-sablier. Dans une anthropologie sociale tonique, dit-il, les citoyens
sont habités de leur passé et ont soif de l’avenir. Le temps qu’il vive est un
temps-sablier, le présent étant alors la partie étroite du sablier. Mais si le
passé est disqualifié, l’avenir s’estompe lui aussi, et il n’y a plus qu’un
présent immobile, clos : c’est le temps-œuf. De même que les personnes qui
ont une biographie douloureuse ne peuvent pas se projeter dans l’avenir et de
même des peuples sans histoire, ou avec une histoire culpabilisée, disqualifiée,
n’ont pas d’avenir…
Ce tableau, noir, nous allons essayer, non pas de
l’atténuer, mais d’en comprendre les racines historiques pour voir en quoi
l’idée de progrès n’est pas la seule figure possible de l’espérance. L’idée de
progrès c’est une idée récente, aujourd’hui en dépérissement. Comment, donc
comprendre, sans elle, ou aumoins sans la forme qu’elle a récemment adoptée, le
vif attachement au soucis de ce monde qui ne peut pas ne pas être suscité par
la foi chrétienne.
II …lendemain d’utopies,
d’idéologies séculières aujourd’hui épuisées.
Mais remontons le temps : d’où vient cette épuisement
du progrès. N’a-t-il pas été immédiatement précédé d’une hypertonie utopique et
idéologique ?
a) un contexte historique euphorique…
De fait les années 1965-1985 ont été des années
« glorieuses » où l’avenir semblait radieux. Généralement on parle
des « trente glorieuses » comme des années 1945-1975. Peu importe les
césures historiques précises. Toujours est-il que ces années ont été
hypertoniques sur le plan de l’espérance, ou du moins sur sa variante
sécularisée : l’espoir historique, l’utopie même. La croissance était, en
Occident, forte (de l’ordre de ce qu’elle est aujourd’hui en Chine et en Inde),
une large partie des classes populaires découvrait un style de vie qui jusque
là était l’apanage de la bourgeoisie. Cette rencontre entre la bourgeoisie et
une large partie des anciennes classes populaires a formé ce qu’on appelle
aujourd’hui les classes moyennes. Cela s’est fait grâce à la synergie entre une
croissance économique forte et la diffusion de masse de biens de consommation
diminuant considérablement les contraintes de la vie quotidienne et du
travail : électro-ménager, automobiles, téléphone, et plus récemment
informatique, etc… Une ouverture psychologique et culturelle, inouïe, inenvisageable
jusqu’alors sauf pour une élite, s’expérimentait dans l’euphorie.
Ce contexte social et économique portait en lui la rupture
avec le passé et, dans un premier temps, une confiance euphorique en l’avenir
historique. Les représentations mentales et idéologiques dans lesquelles
vivaient jusqu’alors les hommes avaient pour objet de donner sens, autant que
possible, aux douloureuses contraintes d’alors. Or celles-ci semblaient
s’estomper. Elles étaient donc perçues comme passéistes, ringardes, complices
de l’état de choses dont on sortait. Et parmi elles les représentations
religieuses avouées comme telles.
Une représentation sociale, unifiant une population
dans un vivre ensemble cohérent, est, en effet, composée de mythes, ou récits,
justifiant l’état social existant, de rites actualisant émotivement ces récits
et de morale exhortant à vivre en cohérence avec ces récits et ces rites. Dans
une société de subsistance, où la mort et la souffrance sont pregnantes, les
récits, rites et morale, formant les représentations sociales, visent un
au-delà de la vie présente puisque celle-ci est invivable. Dans une société de
croissance économique euphorique, d’opulence (au moins sur le plan dynamique c’est-à-dire
relativement à ce qu’on vivait auparavant) ces représentations sont
disqualifiées et remplacées par des représentations séculières où mythes, rites
et morale renvoient à cet ici-bas où nous vivons puisque celui-ci nous est
devenu si favorable. Ainsi ceux qui ne croient pas au ciel l’emportent sur ceux
qui y croient. C’est la sécularisation, l’engagement dans le siècle, et la
disqualification sacarstique et ringardisante de tout discours religieux
pointant vers un au-delà.
C’est pourquoi le marxisme a eu tant de succès dans ces
années 1950-1980 dans l’intelligentia sociale, et même ecclésiale, dans de
larges secteurs de la vie de l’Eglise. Qualifié « d’horizon
indépassable de la culture contemporaine » par Sartre, il a séduit,
non pas tant à cause de sa cohérence interne, qu’un minimum de rigueur
intellectuelle pouvait démonter, certainement pas à cause de son exemplarité
dans les pays de l’Est, puisque l’information contraire était disponible pour
ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, mais parce
qu’il correspondait à la demande spirituelle de ce temps : « Qu’on
nous dise, enfin, que ce monde ne passera pas…, qu’on nous parle enfin de rédemption
séculière et non pas dans un au-delà chimérique ! »
b) …mutation de l’expérience chrétienne…
Mais on ne va tout même pas considérer comme mauvais
le formidale développement social et économique des années 60 et 70, sous
prétexte qu’un de ses effets pervers est la disqualification sarcastique du
christianisme par un grand nombre ! Nous ne céderons pas à ces chagrines
et chimériques sirènes passéistes parce que le développement (ou du moins la
croissance) économique, sociale et culturelle est un bien en soi. Même si
malheureusement il ne s’accompagne pas, ou trop lentement, d’un égal
développement moral et spirituel. Même si malheureusement il est fragilisé par
les formidables inégalités qui l’accompagnent et par les menaces écologiques
qu’il engendre.
Mais c’est surtout parce que ce formidable développement
économique et social des trente glorieuses a été l’occasion pour l’Eglise
d’entendre à nouveaux frais l’Evangile que nous aimons notre temps, notre
histoire. « L’homme est la route de l’Eglise » dit Jean-Paul
II en Redemptor hominis §14. Non pas seulement chaque homme pris individuellement
mais aussi ce qu’il advient de lui historiquement. L’Eglise, siècles après
siècles, tire du neuf de l’ancien, lit à nouveau frais l’Evangile, sans rien
renier certes de la lecture qu’elle en a fait dans les siècles précédents, mais
toujours d’un regard neuf.
C’est donc cette perpétuelle nouveauté de sa lecture de
l’Evangile, en fonction des circonstances historique qu’elle vit, qui fera
aimer son époque à tout chrétien. Certes la simple sagesse humaine nous demande
d’aimer notre époque… parce que nous n’en avons pas d’autre. Et que c’est tout
simplement du délire que de préférer une autre époque, passée ou à venir, à
celle que l’on vit, comme si l’homme pouvait surplomber sa condition historique
et se penser, sans déraisonner, dans d’autres circonstances que celles dans lesquelles
il est. Mais c’est surtout parce que l’Evangile se déploit sans cesse de façon
neuve, en fonction de ce qu’il vit que le chrétien aimera son époque.
Or rien ne signale mieux, à mon avis, l’attitude nouvelle et
prophétique de l’Eglise dans la formidable mutation anthropologique qu’a vécue
l’humanité pendant les trente glorieuses que le discours de clôture du Concile
Vatican II prononcé par Paul VI le 7 décembre 1965 :
« L'humanisme
laïque et profane […] est apparu dans sa terrible stature et a,
en un certain sens, défié le Concile.
La religion du Dieu
qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la religion (car c'en est une) de
l'homme qui se fait Dieu.
Qu'est-il
arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver; mais
cela n'a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et
la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les
hommes l'a envahi tout entier. La découverte et l'étude des besoins humains (et
ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a
absorbé l'attention de notre synode.
Reconnaissez-lui au
moins ce mérite, vous, humanistes modernes, qui renoncez à la transcendance des
choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous
aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme. »
Les imbéciles se sont émus. Les imbéciles de droite qui
s’effrayaient que l’Eglise « se rallie » à la « religion de l’homme qui se fait Dieu ».
Les imbéciles de gauche qui s’en réjouissaient. Tous deux se trompaient. Ils
étaient aveuglés par leurs obsessions de juges voulant, à droite, que l’on
condamne cette « religion du dieu
qui se fait homme », à gauche qu’on l’acquitte. Ils ne voyaient pas
l’essentiel du changement : l’Eglise ne se situait plus en juge mais en
médecin, tel le Bon Samaritain, rejoignant de ce fait l’attitude de
Jésus : « Je ne suis pas venu
pour juger le monde mais pour le sauver » (cf Jn 12 47) Cela voulait
donc dire que l’Eglise ne se ralliait pas mais jugeait l’état de l’adversaire
d’hier tel que le temps n’était plus à l’anathème !
Il fallait être véritablement prophétique, en pleine
euphorie des « trente glorieuses », pour parler du monde moderne
comme d’un blessé sur le bord du chemin. A l’époque, pas de menaces écologiques
dont on ait encore conscience ; la décolonisation se faisait dans l’espoir
que les pays nouvellement indépendants se développeraient : l’échec de la
« décennie du développement » date des années 1980, avec le surendettement
qui s’en suit ; certes la menace nucléaire était là. Mais surtout l’Eglise
réfutait la scotomie, le déni de souvenir qui s’emparait de l’époque euphorique
et qui lui faisait dénier l’horreur des totalitarismes, du totalitarisme brun
car l’excès de son horreur semblait suffire à l’humanité pour qu’elle s’en
croit libérée à tout jamais, du totalitarisme rouge car la déstalinisation en
cours faisait espérer ce qui allait se dessiner avec le Printemps de Prague,
trois ans plus tard. Bref « la
religion de l’homme qui se fait Dieu » ne se sentait pas si mal en
point en 1965. Seule l’Eglise voyait son état réel qui aujourd’hui se dévoile à
nos yeux !
Ou du moins les plus lucides dans l’Eglise et parmi eux,
donc, le Pape. C’est pourquoi l’après Concile s’est enfoncé dans la lutte entre
les deux sortes d’imbéciles, traditionnalistes qui voulaient qu’on continue à
condamner le monde, progressistes qui se réjouissaient qu’on ne le fasse
plus ! Mais s’agit-il de condamner ou de ne pas condamner quand on est au
chevet d’un malade ?
c) … après un long affrontement.
Pourtant, de fait l’attitude de l’Eglise était neuve, de
l’éternelle nouveauté de l’Evangile. Car depuis des décennies, elle avait
condamné. Par nécessité car l’adversaire, en ce temps était menaçant.
Le XIXème siècle se caractérise, en effet, par la montée
d’une ecclésiologie et d’une théologie d’opposition à la modernité. Qu’il
suffise ici d’évoquer le drame de la Révolution et du schisme entre assermentés
et réfractaires dont les cicatrices se feront ressentir jusque tard dans le
XXème siècle comme le montrent par exemple des auteurs comme René Rémond,
Adrien Dansette ou Emile Poulat. Ou la condamnation de Félicité de Lamennais
par Grégoire XVI. Ou le Syllabus de Pie IX (1864). Ou enfin la condamnation du
« modernisme » par Pie X en 1907.
Les controverses du XXème siècle autour de « l’école du
Saulchoir », de Fourvière, de la « nouvelle théologie » pour
reprendre les têtes de chapitre du livre déjà cité d’Etienne Fouilloux sont à
situer dans ce contexte d’une Eglise opposée à la modernité mais ne renonçant
pas, néanmoins, à manifester une présence dans ce monde dont elle conteste
pourtant le fondement culturel, social et politique.
Je ne crois pas qu’il faille avoir une appréciation purement
négative de ces pages de notre histoire pastorale et doctrinale quelle que soit
la sympathie que l’on ait pour les hommes qui se sont sentis
« condamnés » par l’Eglise ou qui l’ont été réellement. (Et il faut
en avoir de la sympathie pour ces chercheurs de Dieu qui ont souffert surtout
par l’Eglise sans toujours s’apercevoir que ce faisant ils souffraient pour
l’Eglise).
Si pour le Concile Vatican II la modernité qu’il a abordée
avec bienveillance était une modernité blessée, lourde de graves
interrogations, en quête de sens, c’est que ce n’était plus la modernité
sarcastique, triomphante, sûre d’elle-même à laquelle avaient eu affaire ses
prédecesseurs. Ce n’était plus la modernité de Pie IX rédigeant son Sillabus en
1864, modernité positiviste, scientiste, en pleine conquête de ses prérogatives.
Il ne faut donc pas opposer trop facilement une
Eglise « fermée » qui serait le propre de l’Eglise préconciliaire et
une Eglise « ouverte » qui serait celle du Concile. Zélateurs intempestifs
mal éclairés et détracteurs de Vatican II s’entendent pour faire de ce Concile
avant tout une rupture, les uns pour s’en réjouir et y voir une réconciliation
entre la modernité et l’Eglise, les autres pour s’en scandaliser et crier à la
trahison. Mais c’est oublier qu’en histoire il n’y a pas de ruptures apparentes
qui ne soient sous-tendues par une continuité plus profonde.
Cette continuité c’est que l’Eglise est toujours
lucide sur les défauts de la modernité. Hier c’était en juge, en attitude
défensive devant un adversaire menaçant pour elle. A Vatican II c’est en
médecin devant un malade d’abord dangereux pour lui-même, même s’il l’est aussi
en partie pour l’Eglise puisque celle-ci vit dans le même monde que la
modernité et est donc, en partie, en communauté de destin avec elle.
III Croire au ciel et à la terre en même temps.
Comment, dans cette Europe en deuil du progrès sous l’aspect
économique, scientifique et technique qu’il a eu jusqu’ici, avoir un vif soucis
de ce monde au nom même de la foi chrétienne ? Comment sauver, au nom de
la foi chrétienne la politique, au sens le plus noble de ce terme ?
Comment insuffler à l’Europe l’inspiration chrétienne qui lui est historique
consubstantielle, non pas au sens confessionnel et institutionnel qui ont
pollué le débat ces derniers temps, mais au sens spirituel du terme, celui de
l’incarnation ?
La prédication chrétienne n’a cessé de balancer entre deux
excès. D’abord le mépris de ce monde prépascal vu comme avant tout mauvais. Il
s’agit alors de serrer les dents, de serrer les poings, de faire front et
d’attendre la fin de ce monde qui, n’importe comment, doit cesser un jour. Et
si on tient bon, en récompense on aura le Paradis. C’est le « comtemptus
mundi », le mépris du monde, cette « vallée de larmes » du Salve
Regina, spiritualité qui a largement pollué la prédication chrétienne et fondé
le sarcasme de ceux qui ne croyaient pas au ciel, certes, mais qui croyaient en
l’amélioration de cette terre, ce dont profitait d’ailleurs, comme par
effraction, ceux qui croyaient au ciel ! La Croix dans cette spiritualité
était centrale, figure du caractère mauvais de ce monde, promesse d’une
félicité dans l’au-delà.
Mais il y a eu aussi, en réaction, comme pour se concilier
les bonnes grâces de ceux qui ne croyaient pas au ciel, la compréhension du
« Royaume de Dieu » comme
l’extrapolation du progrès terrestre. Comme si Dieu allait couronner de sa
bénédiction l’harmonie croissante de la création dont les hommes de progrès
hâtaient l’avènement. La Croix, dans cette spiritualité était atrophiée, le
passage de la « création gémissant
dans les douleurs de l’enfantement » au Royaume céleste devant se
faire plus dans la continuité que dans les affres de la Passion du Christ.
Comment ne pas revenir en arrière comme on dit ?
Comment ne pas retomber dans les affres d’une politique chrétienne réduite à la
défense, dans un monde perdu, d’une préservation de la vertu et des
institutions qui nous semblent lui être nécesssaires ?
Ce qui est en jeu ici c’est la compréhension du salut.
Paradoxalement dans un monde en désarroi cette question peut retrouver de
l’actualité. Mais à condition de bien comprendre ce dont il s’agit.
Il ne s’agit pas seulement et avant tout, en parlant de
salut, de savoir si je vais être reçu ou pas à l’examen de passage final de ma
vie qui déterminera si je vais aller au Paradis ou en enfer. Cette question,
pour importante qu’elle soit, n’est à comprendre que dans un ensemble plus
vaste. Le salut c’est l’épanouissement ou le racornissement de ma capacité
d’aimer, d’aimer Dieu d’abord et d’aimer mes frères en conséquence. Or cela se
fait par notre agir, par la part active que nous prenons dans l’expression
sociale de l’amour premier dont Dieu nous aime.
L’homme vit ses soixante-dix ans (« le compte est bon ») ou ses quatre-vingts ans (« c’est un exploit ») (Ps 89 10) pour développer ses capacités d’aimer. Il peut aussi les racornir au point de ne plus pouvoir aimer du tout. Si l’homme, non pas seulement individuellement mais socialement, ne développe pas ses capacités d’aimer, alors petite sera pour l’éternité sa
capacité d’aimer. Si l’homme, non pas seulement individuellement mais socialement
développe ses capacités d’aimer, alors grande sera pour l’éternité sa capacité d’aimer.
Et grande alors sera la gloire rendue à Dieu pour l’éternité, l’amour dont il
sera aimé.
Il faut donc comprendre le salut comme un enjeu non pas
avant tout statique et angoissant mais comme une dynamique qui est plus
qualitative que donnant lieu ou pas à une sanction… Alors l’environnement
spirituel et culturel dans lequel vit l’homme dans la phase prépascale de sa
vie éternelle est de la plus haute importance. Et d’abord pour ce qui nous est
le plus cher, l’amour de Dieu, la Gloire que nous lui rendons.
Or c’est bien l’enjeu de la construction européenne. Non pas
avant tout la préservation de notre opulence menacée, comme cela semble être
comme la mission actuelle de l’Europe. Mais la construction d’un espace
culturel et spirituel, peu importe avant tout sa qualification confessionnelle,
où tout sera ordonné, y compris la bienfaisante opulence économique, pour que
tous et chacun développent ce qui lui est le plus essentiel, sa capacité
d’aimer.
Arnaud de VAUJUAS
Mars 2005
Mars 2005