lundi 25 avril 2011

Comment peut-on annoncer la foi, le message évangélique, aux jeunes couples qui se préparent au mariage ?

(au Conseil Presbytéral du diocèse de Bordeaux, le 26 Avril 2011)

Tels sont les termes de la question qu’il m’a été demandé de traiter ce matin ? J’en ai accepté les termes mais en y travaillant, j’ai transformé la question, comme on le verra… Je pense que ce n’est pas abusif…

En bonne théologie le mariage est une réalité naturelle que la foi et le baptême des conjoints élèvent au rang de sacrement, de signe mystérieux de l’amour de Dieu pour l’humanité, du Christ pour l’Eglise.

Pour ce qui est de la réalité naturelle, une conseillère conjugale en traitera, m’a-t-on dit. Voyons aujourd’hui comment un dialogue de foi peut être vécu aujourd’hui entre l’Église (et ses ministres ordonnés que nous sommes avec nos collaborateurs laïcs) et ceux qui, ici et dans les circonstances actuelles, se préparent à y célébrer le mariage.

Un dialogue de foi, dis-je. Est-ce différent de ‘l’annonce de la foi, du message évangélique’, comme cela m’était demandé ? C’est une transformation de la question, certes, j’en conviens. Mais, comme je l’ai dit, c’est ce qui m’est apparu, en préparant ce topo, tant de ma pratique que de la pratique de l’Église. Je pense, par exemple, au discours de Paul VI en clôture du Concile Vatican II où il dit que l’Église s’exprime ‘dans le style de la conversation ordinaire’ (32ème paragraphe).

Car nous n’annonçons pas l’Évangile comme un paquet de vérités à faire croire, comme une idéologie à laquelle il faudrait que nous fassions adhérer sans que cela ne change rien à la façon dont nous comprenons en retour cet Évangile. Nous nous épuiserions vite si nous pensions que nous n’avons rien à recevoir de ceux à qui nous annonçons l’Évangile. Et devant le peu de succès visible de l’entreprise, avouons-le, nous tournerions vite à l’amertume, au découragement, comme je le vois d’ailleurs au devenir de certains de nos confrères.

Dans un premier temps voyons la situation, au moins telle que je la vois comme ‘pasteur ordinaire’, curé d’une de nos paroisses… (Car dans mon Secteur Pastoral il n’ya qu’une seule Paroisse !) Dans un deuxième temps nous verrons ce que cela implique comme attitude tant dans l’annonce de notre foi que dans la transformation de la façon dont nous comprenons cette foi et en vivons. Dans un troisième temps nous verrons ce que nous en tirons comme conséquence à Talence.

I La situation telle que je la vois…

Depuis un quart de siècle et plus que je suis prêtre, je puis attester une lente mais puissante évolution de la disposition d’esprit des fiancés que je prépare au mariage en collaboration avec des laïcs. Il y a un quart de siècle bien des fiancés étaient ambivalents dans leurs motivations. Ils se sentaient appelés à un geste que pourtant ils trouvaient ringard. Néanmoins ils étaient fascinés par lui. Ils se sentaient l’objet d’une pression sociale et pourtant, au bout du compte ils y consentaient.

Aujourd’hui ils se présentent habités par une aventure intérieure mystérieuse, cherchant des mots, une grammaire pour en saisir le sens, l’accueillir, y consentir, l’amplifier. Oui ! On passe vraiment de la posture d’héritiers plus ou moins vindicatifs par rapport à leur héritage à la posture d’inventeurs d’un trésor, de découvreurs d’un mystère caché, de défricheurs d’une aventure fascinante…

Cette posture nouvelle nous permet d’accueillir sans complaisance certes, mais surtout sans lamentation, les multiples pauvretés, misères, blessures provoquées par notre société sans repère issue de la formidable mutation de la fin du siècle dernier. Oui ! Nos fiancés sont, pour la plupart, ignares sur le pan catéchétique. Oui ! Ils n’en sont pas, pour beaucoup à la découverte de la vie affective et sexuelle. Oui ! Ils sont marqués par la précarité familiale et professionnelle dans laquelle se débat notre société. Oui ! La constance, la persévérance dans l’engagement religieux leur paraît soupçonnable tant ils ont peur du phénomène de secte, de clan, d’enfermement. Mais ils ont soif et demandent un accueil vrai et profond. Ils tâtonnent mais beaucoup cherchent… Ils demandent que leur liberté soit respectée. Mais ils devinent et expérimentent, dans la démarche même de leur mariage, que cette liberté ne peut se déployer que dans un engagement radical respectant l’unicité de chacun…

Sur un autre plan, c’est avec ceux qui ne peuvent pas se marier, car divorcés, que nous apprenons cette posture d’inventeurs, de découvreurs, de défricheurs qui nous permet, non sans tâtonnements, de chercher comment, aussi, vivre avec justesse et vérité, une vie chrétienne alors qu’on est confronté à l’échec conjugal, aux blessures affectives et sexuelles. Là aussi c’est un long et douloureux chemin que de passer d’une posture vindicative d’un ‘droit à communier’ quand on est divorcé-remarié civilement, à la posture d’un accueil inventif de soi-même et de l’amour inconditionnel de Dieu alors qu’on est en situation de ne pas pouvoir être le signe public de Sa fidélité sans faille.

Nous sommes donc, tous, pasteurs et peuple, à devoir découvrir à nouveaux frais, les merveilles de l’amour humain dans un monde confus et blessant pour les personnes. Cela nous demande une attitude spirituelle d’humilité et d’audace.

II Une attitude d’humilité et d’audace

Oui notre époque est fascinante pour qui en comprend les enjeux. Je me laisse aller à penser, parfois, qu’il y aurait un parallèle entre ce qui est advenu au Peuple de la Première Alliance et ce qui advient à l’Église en Occident.

Pour le Peuple d’Israël, après que la foi dans le Seigneur ait été (non certes sans défaillances multiples) le ciment avoué et publiquement proclamé du royaume de David et de Salomon puis des royaumes d’Israël et de Juda, le Seigneur a reconduit son Peuple au désert lors de l’exil à Babylone. Mais c’était pour lui parler au cœur et lui faire redécouvrir son amour comme autrefois dans la phase d’errance dans le désert du Sinaï, préparant ainsi la venue du Seigneur Jésus, Parole définitive de son Amour.

Ainsi peut-être aujourd’hui, sur les décombres de la chrétienté, l’Église, en Occident, est-elle invitée, dans un exil de sa gloire sociale passée, à redécouvrir les fondamentaux de sa vocation, pour préparer la seconde venue en gloire du Christ, comme Il le voudra, quand Il le voudra…

Cela demande humilité et audace pour redécouvrir la joie merveilleuse d’être choisis, sans mérite aucun, pour être les prophètes du Seigneur.

L’humilité

Que nous soyons contraints à la modestie dans la promotion du mariage, c’est évident ! Jamais nous ne parviendrons, ou du moins pas avant longtemps, à ce que le mariage soit, à nouveau, la voie sociale hégémonique de l’union de l’homme et de la femme qu’elle était il y a cinquante ans. Bien sûr le Seigneur est bien libre de faire les miracles qu’il veut. Mais ce serait vraiment un miracle !

Nous ne pouvons, au mieux, qu’accueillir de notre mieux ceux dont l’amour est tel et la proximité avec l’Eglise telle, qu’ils demandent que cet amour soit ‘comme consacré’ dans le mariage chrétien. Mais des pans entiers de la société, hier touchés par l’Eglise, sont aujourd’hui hors de portée de sa voix… Mais ils ne sont pas hors de la vue et du cœur de nos fiancés qui se perçoivent dès lors comme originaux, quelque peu militants dans un monde anomique.

Mais la modestie ce n’est pas encore l’humilité… L’humilité c’est de consentir, et non pas se résigner, à la petitesse, la fragilité, la précarité de ce que l’on est parce qu’on sait que le Seigneur passe de préférence par notre petitesse et nos difficultés… Car pour accueillir des chercheurs tâtonnants de Dieu, il faut soi-même être chercheur tâtonnant de Dieu… C’est d’abord cette attitude spirituelle que requièrent plus ou moins consciemment les fiancés qui s’adressent à nous.

Une anecdote, ici pour me faire comprendre. J’étais étudiant, quelque part au début des années 1970, et nous étions une quinzaine réunis autour de Marcel Légaut, philosophe chrétien décédé depuis en 1990 à l’âge de 90 ans. L’orateur parlait de l’insondable, insaisissable mystère de Dieu. Un de mes compagnons, vivement agacé par ce discours, interrompt l’orateur et s’écrie : « Mais enfin depuis deux mille ans on devrait savoir qui est Dieu ! » La réponse de Marcel Légaut a été cinglante et m’a marqué à vie : « Monsieur, pour parler ainsi il faut que vous soyez athée ! »

Tel est ce que nous devons bien comprendre si nous voulons rencontrer les chercheurs tâtonnants de Dieu que sont nos fiancés. Et ce qui est vrai de Dieu Lui-même est vrai de tout ce qui en est l’épiphanie, la manifestation, comme, par exemple, la prière et l’amour humain. Un jour je prêchais une retraite à des religieuses très âgées. Quand j’ai dit que nous étions tous des débutants dans la prière, une des religieuses, octogénaire ou nonagénaire, s’est écriée : « Ca s’est bien vrai ! ». Je m’étais fait comprendre. J’espère que je me fais comprendre ce matin…

Nous sommes tous des débutants en amour humain, quelles que soient le nombre de nos années de mariage ou de célibat consacré. Rencontrer un homme et une femme qui nous parlent de leur amour, si blessé ou si bancal soit-il, c’est assister à la création du monde, au surgissement permanent du Seigneur.

L’audace

Alors n’aurions-nous rien à annoncer ? Serions-nous condamner à l’admiration béate et muette des merveilles de Dieu en tout amour humain, si bancal soit-il… Or tout amour humain, avant la Parousie du moins, sera toujours plus ou moins bancal.

C’est ici qu’il faut distinguer la foi par laquelle on croit (fides qua credimus) de la foi que l’on croit (fides quae creditur).

La foi par laquelle on croit est la vertu de foi, la force, l’élan du cœur par lequel on se tourne vers Dieu. La foi que l’on croit est le contenu de la foi, le credo proclamé le dimanche à la messe…

On est sauvé par la vertu de foi, pas par la connaissance du contenu de la foi. Même si la connaissance du contenu de la foi est d’un grand secours, (si elle bien ajustée) pour le déploiement de la vertu de foi. On peut savoir par cœur le Catéchisme de l’Église Catholique et être sec comme une trique quant à la vertu de foi ! Mais la connaissance du Catéchisme peut, si elle bien ajustée être, d’un grand secours pour la vertu de foi.

Qui peut dire que nos fiancés n’ont pas la foi par laquelle on croit, la vertu de foi ? Qui a un thermomètre à foi ? On peut faire passer un examen de catéchisme. On ne peut pas sonder les reins et les cœurs…

Nos fiancés se marient à l’Église à une époque où la pression sociale pour ce faire est nulle, voire négative. Qu’est-ce-qui les pousse ? Certes ils sont souvent fort peu catéchisés. Mais précisément c’est autre chose… Même si nous devons, avec délicatesse, susciter en eux le désir d’être catéchisés…

Car la foi que l’on croit peut aussi être, à cause du péché, un obstacle à la foi par laquelle on croit, à la vertu de foi. Le centurion romain de Lc 7, ce colonel de l’armée d’occupation qui n’avait certainement pas fait sa Bar Mitsva, s’est fait dire par Jésus que celui-ci n’avait jamais vu une foi telle que la sienne en Israël. Or il en savait sans doute moins sur la Torah que les Docteurs de la Loi qui, eux, n’ont pas reconnu le Christ !

Bien sûr nous, nous sommes catéchisés (enfin nous sommes censés l’être car le théologien patenté que je suis frémis parfoiss de certaines âneries théologiques proférées dans notre bon clergé ! Mais je ne m’en indigne pas car je dois aussi dire des âneries théologiques sans le savoir !). Catéchisés donc, nous savons bien que le mariage est le seul cadre qui respecte pleinement et permet de déployer pleinement l’amour humain dans toute sa dignité. Mais c’est là une science de connaissance doctrinale qui laisse entiers le chantier et la tâche de la conversion spirituelle permanente de tout amour humain à ce que dit de lui la doctrine du mariage…

Car c’est précisément la conversion permanente que nous avons à faire, nous autres hommes de religion socialement reconnus. Voir, contempler, comment l’Évangile, que nous croyons connaître, s’incarne de façon toujours nouvelle, inédite, en chaque chercheur de Dieu. Et être avide de ce que cela nous apprend d’inédit, d’unique, de surprenant sur Dieu. Si bien que vouloir évangéliser pour nous c’est vouloir découvrir au contact de ceux que nous voulons évangéliser ce que nous ne connaissons pas encore de Dieu…

C’est pourquoi seule l’humilité est audacieuse. Si je suis un chercheur tâtonnant de Dieu, un chercheur tâtonnant en amour humain, je peux accueillir, écouter, former, exhorter à la conversion tout chercheur de Dieu, tout amour humain… Mais si je crois savoir ce qu’est Dieu, ce qu’est l’amour humain, je serai inéluctablement péremptoire, blessant avec ceux qui me parleront de Dieu, qui me parleront de leur amour humain.

Bien sûr la conversion spirituelle d’un amour humain en l’amour du Christ qui se donne radicalement et sans retour à l’Eglise, son épouse, cette conversion a vocation à s’inscrire dans l’institution sacramentelle du mariage. Mais la conversion institutionnelle, socialement visible, ne garantit rien quant à la conversion spirituelle. En d’autres termes, si on s’aime on est appelé à se marier. Mais se marier ne garantit pas qu’on s’aime !

Prophètes de Dieu apprenant Lui-même à aimer

Jésus lui-même a appris… ce qu’il était !

Dans cette ‘docte ignorance’ de ce qu’est Dieu et ses épiphanies, comme la prière ou l’amour humain, nous sommes les prophètes du Dieu de Jésus-Christ qui, s’incarnant, apprend lui-même à aimer. C’est l’enseignement prodigieux de l’Épître aux Hébreux : « Tout Fils qu’il était [le Christ] appris par ses souffrances l’obéissance et, conduit jusqu’à son propre accomplissement, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause du salut éternel » (Hb 5 8-9)

Ces versets, attribués à saint Paul, affirment que le Christ a appris quelque chose. Ils ont plongé dans la perplexité bien des théologiens qui professaient que le Christ, étant Dieu, était omniscient, c’est-à-dire qu’Il savait tout et n’avait donc rien à apprendre ! Tentation permanente du docétisme, c'est-à-dire de cette hérésie qui dit que Dieu en Christ a fait mine d’être un homme, a paru être un homme (doceo, docere : je parais) mais n’a pas vraiment été un homme, avec tout ce que cela implique non seulement comme capacité mais aussi comme nécessité d’apprendre.

Saint Thomas d’Aquin s’en sort en distinguant le savoir de science que le Christ avait parfaitement et le savoir d’expérience qu’il a dû acquérir comme tout le monde.

Prenons un exemple. Si un ami proche de nous est en phase terminale de sa vie, nous savons de science qu’il va mourir. Pourtant quand il meurt nous sommes bouleversés et nous pleurons. Nous avons alors à apprendre de savoir d’expérience qu’il est mort. Nous avons à apprendre à vivre sans lui et à développer un autre type de présence à lui.

Eh bien Jésus a appris de savoir d’expérience ce que l’Epître aux Hébreux appelle ‘l’obéissance’.

Et, comme Lui, nous en sommes à devoir apprendre de savoir d’expérience ce qu’est le mariage, quand bien même nous savons de science doctrinale ce qu’est ce mariage ! Et cela l’expérience de chaque couple nous l’apprend.

Cet apprentissage réciproque entre ceux qui s’engagent dans une expérience et demandent l’accompagnement de l’Église et l’Église qui sait, mais de science, et ne sait jamais totalement d’expérience, c’est ce que nous essayons de vivre à Talence.

III Une expérience

À Talence nous avons inauguré récemment une nouvelle façon de faire, et nous allons continuer…

Jusqu’ici nous proposions seulement le classique week-end sur les quatre piliers : liberté, fidélité, fécondité, indissolubilité. Pendant ce week-end je fais un exposé magistral sur la dimension religieuse du mariage surtout à base historique : comment la polygamie, en Israël, a progressivement fait place à la monogamie, parallèlement au passage du polythéisme au monothéisme ; comment ce passage est toujours en question aujourd’hui. C’est magistral, c’est utile et insuffisant. Les fiancés sont de niveau culturel très différent et je ne me fais guère d’illusion sur la fécondité d’un tel exercice… Mais ça ne me paraît pas inutile… ni aux couples laïcs mariés qui abordent les ‘4 piliers’.

Cette équipe de préparation a pensé bon de proposer depuis deux ans une soirée complémentaire de première annonce de l’Évangile, pas du tout magistrale cette fois-ci. Nous prenons la fiche 0 du parcours ‘Matins d’Évangile’ pour catéchumènes adultes. Après une pédagogie permettant à chacun de dire ‘qu’est-ce-que croire ?’ pour lui, nous lisons l’Évangile des disciples d’Emmaüs.

La pédagogie est très impliquante. Certains fiancés font état d’une curiosité spirituelle très personnelle. D’autres restent sur la réserve… Mais c’est fortement régénérant, rafraichissant pour les chrétiens habituels, sachant, ou croyant savoir, tellement ce que c’est que croire, connaissant, ou croyant connaître, tellement cette page d’Évangile que leur regard, leur cœur en sont amortis !

Nous invitons à écrire une prière personnelle. Nous finissons par un temps de prière commune. Et nous invitons ceux qui le veulent à rejoindre le groupe de catéchuménat pour adultes… sans succès pour le moment !

L’an prochain nous prévoyons six ‘dimanches autrement’ où parallèlement à la catéchèse des enfants sera proposée une catéchèse des adultes, avant tout parents d’enfants catéchisés, mais aussi jeunes récemment mariés.

Je ne me fais pas d’illusion sur les résultats visibles d’une telle proposition… Mais je cherche à créer un climat, une ambiance, une attitude chez les ‘pratiquants du dimanche’ attitude accueillante à la fraîcheur, à l’inédit de ceux qui, pour la première fois pour beaucoup, rentrent dans cette façon d’être originale qu’est l’Église.

Alors nous percevrons petit à petit qu’il y a plus de joie à lancer le filet qu’à le relever plein ou vide… Et nous comprendrons que sil est plein c’est bien mais c’est par surcroît par rapport à notre plus grande joie qui est de le lancer. Car c’est Jésus qui nous le demande (Lc 5).

P. Arnaud de VAUJUAS

lundi 4 avril 2011

La façon dont est vécue la sexualité
aujourd'hui
est-elle dans l'intérêt des pauvres
et des blessés de la sexualité?

(aux EFFA le 5 Avril 2011)

La lecture que je fais des mutations des mœurs familiales et sexuelles aujourd'hui est colorée par ce que vit une partie de la population, les plus pauvres. Non pas d'abord pour la raison personnelle tenant au fait que je les fréquente depuis plus de trente ans. Mais surtout pour une raison théologique et pastorale. Nous sommes dans une Eglise qui dit faire "l'option préférentielle pour les pauvres". J'entends bien qu'"option préférentielle" ne veut pas dire "option exclusive" et que nous devons annoncer l'Evangile à tous les hommes qu'elle que soit leur situation sociale. J'entends bien aussi que la pauvreté humaine n'est pas seulement la pauvreté économique et sociale. Mais, quand on doit observer une société, faire "l'option préférentielle pour les pauvres" cela veut dire l'observer de parti-pris en fonction de ce que vivent les plus pauvres de ses membres. Dis-moi quels sont tes pauvres, je te dirai qui tu es ! Dis-moi ce que vivent les plus pauvres parmi toi et je te dirai quelles sont les pauvretés cachées que tu vis toi-même, même si tu es socialement riche et que tu peux donc mieux les cacher, même si de toi aussi, riche socialement, je me dois d'être ton frère !

Or l'écoute des personnes marginalisées, démunies, ne peut laisser de doute sur le fait que les souffrances familiales ont une place importante dans leur histoire. Ou, plus précisément dit, elles sont plus visibles quant à leurs conséquences sociales, moins 'compensées' par les garde-fous, les esquives que permet une bonne insertion sociale. Car il ne s'agit pas du tout ici de sous-entendre que les mœurs seraient plus inhumaines chez les pauvres que dans le reste de la population. Il s'agit seulement de regarder là où les fonctionnements et dysfonctionnements culturels et sociaux sont les plus repérables dans les conséquences qu'ils ont sur l'homme.

Bien sûr il faut éviter de faire de la vie affective, familiale et sexuelle l'unique raison de la malinsertion sociale des pauvres. Certes la souffrance familiale est difficilement chiffrable objectivement car, par essence, toute souffrance est subjective. Et on ne peut donc pas établir de parallèle strict entre une situation familiale objective (divorce des parents, recomposition familiale, placement des enfants à l'Aide Sociale à l'Enfance, etc.) et la souffrance avec laquelle tel ou tel enfant aura supporté cette situation. Mais il ne peut faire de doute que si le vécu familial n'est pas le seul conditionnement de l'insertion future des enfants, il en est un paramètre important. Il faut donc se demander si la façon dont est vécue la sexualité aujourd’hui est dans l'intérêt des pauvres ou pas.

La façon dont est vécue la sexualité aujourd'hui est-elle dans l'intérêt des pauvres? Drôle de question, penserons certains ! Il est en effet courant, jusque dans notre sainte Eglise, de ne parler des pauvres que comme des acteurs économiques. Mais peut-il y avoir un rapport entre la façon dont est vécue la sexualité dans la société et le fait qu'ils soient pauvres ?

I L'évolution des mœurs...

a) Que s’est-il donc passé ?

Tout le monde connaît l'évolution du vécu social de la sexualité en Occident depuis quelques décennies. Depuis le courant de la décennie 1960, le nombre de mariages a notablement baissé; la cohabitation juvénile s'est généralisée; le nombre de divorces a augmenté; l'apparition de la contraception féminine fantasmatiquement facile a bouleversé (le mot n'est pas trop fort) l'approche de la sexualité, la place de la femme, et donc de l'homme, dans le couple, et donc aussi dans la société; l'avortement a été légalisé; la tolérance sociale à l'homosexualité s'est un peu étendue. Bref s'est vécue une profonde transformation des mœurs.

Et cela s'est fait dans un sentiment de libération, de plus grande authenticité. Et ça a pris de court ceux qui avaient une approche plus traditionnelle de la sexualité et parmi eux les chrétiens. L'histoire retiendra que la marginalisation des Églises en Europe occidentale et en Amérique du Nord dans la deuxième moitié des "trente glorieuses" a eu pour cause consciente principale le hiatus qui est apparu entre la façon dont la majeure partie de la société appréhendait la sexualité et celle des Églises. Ce phénomène a culminé lors de la publication de l'Encyclique "Humanæ vitæ" sur la limitation des naissances en 1968, année qui correspondait aussi à l'apogée de la manifestation de l'idéologie libertaire sur le plan des mœurs.

Il faut faire l'effort de comprendre cette évolution et donc d'avoir le minimum d'a priori sympathique nécessaire à cela. La population d'Europe de l'Ouest et d'Amérique du Nord n'est pas subitement devenue vicieuse, jouisseuse et irresponsable en quelques années. Non ! C’est une nouvelle façon de voir les choses qui est apparue. Certes, cette nouvelle façon de voir est différente de celle des chrétiens. Mais il faut prendre le temps de l'entendre, de l'examiner, de tâcher d'en cerner les racines sans condamner d'emblée. Je ne peux que vous renvoyer ici aux études de chercheurs comme Agnès PITROU, Evelyne SULLEROT (notamment "Quels pères, quels fils?" Fayard 1992), Louis ROUSSEL.

b)... et l'intérêt des pauvres...

Cette évolution s'est produite sans que se pose la question de savoir si ces nouveaux comportements étaient conformes ou pas à l'intérêt des pauvres. Certes, il est vite apparu que la fragilisation des familles se fait au détriment des plus fragiles de leurs membres, à savoir les enfants, que les enfants du divorce vivent une lourde épreuve qui entrave leur développement affectif, voire intellectuel pour les plus fragiles d'entre eux, au moment où l'aptitude à l'apprentissage devient le facteur décisif d'insertion sociale. Les avocats font souvent des effets de manche sur l'enfance désastreuse de leurs clients en demandant aux tribunaux d'en faire des circonstances atténuantes. Les travailleurs sociaux reconnaissent volontiers que les plus démunis de leurs clients ont un comportement social en rapport avec la déstructuration familiale significativement plus importante parmi eux qu'ailleurs. Bref il apparaît une génération où beaucoup sont "sans père et sans repères", et cela est un handicap dans leur bonheur et dans le développement de toute la collectivité, y compris économique.

Et pourtant tout cela n'apparaît à beaucoup au mieux que comme un regrettable effet pervers d'une évolution qu'on ne peut pas remettre en cause, sur laquelle on ne peut pas peser. Et on ne peut pas dire pour autant que tous ceux qui tiennent ces langages n'ont nuls soucis des pauvres. Non ! Ils font preuve souvent d'un dévouement, d'une générosité qui forcent l'admiration. C'est notamment vrai dans les milieux influencés par le marxisme où par postulat le seul facteur de pauvreté retenant l'attention est économique. Se recrutent là des "militants" dont on ne peut pas nier qu'ils aient, quand ils sont à la base, une authentique et héroïque présence aux pauvres. Et pourtant l'observation de la réalité sociale en matière familiale et de ses conséquences pour les pauvres est mentalement impossible dans ces milieux.

Par ailleurs les groupes qui défendent "les valeurs familiales" ne montrent pas souvent en quoi ils se soucient des pauvres. Si bien que le levain n'est pas souvent dans la pâte : ceux qui sont en contact avec les pauvres en parlent souvent comme d'êtres asexués, purs acteurs économiques. Et ceux qui s'efforcent de "défendre les valeurs familiales" ne montrent pas en quoi ils connaissent le vécu des plus pauvres.

c) ... une question éludée !

C'est donc qu'il y a un intérêt mental supérieur à ne pas mettre en cause l'évolution culturelle en cours, là où il est pertinent de le faire. Et il est vain de condamner cette évolution sans prendre le temps d'appréhender cet intérêt supérieur qui est d'ordre mental, culturel, idéologique. Comme disent les psychologues, il est injuste d'appeler un "déni" mauvaise foi et il est vain de le combattre sans discerner les "défenses" qui en sont à la base.

Cet intérêt supérieur, mental, idéologique, à défendre coûte que coûte et qui rend inconsciemment sourd et aveugle aux souffrances induites par le nouvel ordre sexuel, me semble lié au développement des sciences et des techniques et plus spécialement à l'apparence de maîtrise de la fécondité et de la sexualité qu'il permet. Car dans tout ce que l'efficacité des sciences a d'enivrant, c'est sans doute la maîtrise de la fécondité féminine qui a le plus ébloui l'homme ces dernières décennies. On n'a pas encore pris la mesure du choc culturel que représente la possibilité, ou le sentiment d'avoir la possibilité, de mettre la main sur ce mystère central inscrit en notre chair désirante, qu'est la fécondité. Il y a là de quoi être pris de vertige prométhéen. Par la contraception paraissant techniquement facile nous avons mis la main (ou plutôt nous avons cru mettre la main) sur un feu, sur un (voire sur le) dynamisme humain fondamental et passionnel qui nous habite tous.

Entendons bien que ce n'est pas le développement scientifique et technique en lui-même qui engendre ce prométhéisme mais il en fournit inéluctablement la tentation. Ce n'est pas la science en elle-même qui épuise le mystère dans le monde mais l'attachement désordonné à ce bien qu'est la science.

Et du même coup (à la mesure même de notre ambition délirante) c'est nous, c'est notre empreinte que nous voyons désormais en notre sexualité. L'homme a eu le sentiment de mettre la main sur l'homme, il a fait un pas décisif, éblouissant, dans la façon de s'assumer comme homme et femme. Et désormais c'est l'image de lui-même, en ce qu'il est vertigineusement (et dérisoirement, illusoirement) puissant, que l'homme voit dans sa sexualité. Et il faut voir que cet éblouissement est d'autant plus puissant qu'il touche ce qui, en l'homme, est particulièrement symbolique de son mystère profond.

II La Parole primordiale impossible?

Si la sexualité n'est plus un mystère, alors ce n'est plus la Parole donnée qui est pertinente pour la rendre humaine, mais la prouesse technique. Car la Parole donnée, la Parole d'Alliance, implique un type de rapport au réel supposant qu'on ne le maîtrise pas, mais qu'on s'y engage spirituellement et moralement. Or il semble s'être développée ces dernières décennies une instrumentalisation, une conception utilitaire de la sexualité considérée comme un outil à la disposition de l'homme. Cette conception de la sexualité s'oppose à celle qui la considère comme symbole inscrit en l'homme de quelque chose qui le dépasse et donc lieu de Parole donnée possible.

a) La sexualité, outil ou symbole?

* La sexualité, un outil...

La maîtrise vertigineuse et euphorisante que l'humanité a acquise récemment sur sa sexualité pousse nombre d'hommes à la considérer comme un outil à leur disposition pour qu'ils s'en servent selon ce qu'il leur semble bon. Et comme nous ne pouvons pas considérer a priori que l'homme de notre temps est mauvais et méchant en soi, considérons que c'est le plus souvent pour quelque chose de bon que l'homme de notre temps veut se servir de sa sexualité comme d'un outil.

Se servir d'un outil, c'est d'abord le considérer comme un objet façonné à partir de la nature par d'autres hommes, dans le but de faciliter un travail ou une expression qui, sans cela, serait plus pénible, voire impossible. Un outil est neutre de toute signification autre que celle du travail pour lequel il a été conçu. Une automobile est faite pour transporter des personnes; un marteau pour enfoncer des clous; un ordinateur pour faire des calculs compliqués ou pour écrire des rapports. On peut aussi se servir d'un outil pour autre chose que ce pourquoi il a été fait sans faire un acte qualifiable moralement de bon ou de mauvais. On peut dormir dans sa voiture quand on n'a pas le sou pour aller à l'hôtel, même si elle n'a pas été faite pour ça, sans que ce soit un sacrilège contre la nature intrinsèque et sacrée de l'automobile.

* ... ou un symbole?

Un symbole est autre chose qu'un outil. Un drapeau, un uniforme sont des symboles. Ils signifient quelque chose sous un mode différent qu'un outil. Ils sont habités d'une présence, de la Parole de personnes, d'un groupe, qui l'investissent comme symbole unificateur de leur groupe. La signification d'un symbole est culturelle et non pas immédiatement opératoire. Elle est plus passionnellement investie. Donc se servir d'un symbole pour autre chose que ce pourquoi il est convenu qu'on s'en serve est un comportement plus choquant moralement que pour un outil. Si je me sers du drapeau national comme descente de lit ou comme mouchoir le jour où je suis enrhumé, je risque de provoquer dans mon entourage des réactions plus vives que si je dors dans ma voiture.

On peut donc dire qu'il y a une nature de tel ou tel outil comme on peut dire qu'il y a une nature de tel ou tel symbole. C'est dire qu'ils ont l'un et l'autre des caractéristiques fondamentales qu'il faut respecter si on veut les prendre pour ce qu'ils sont. Mais ça n'est pas la même chose de se servir d'un outil contre sa nature et de le faire pour un symbole.

C'est là tout le malentendu entre les rédacteurs de l'Encyclique "Humanæ Vitæ" et ses détracteurs. Quand on conteste l'importance que l'Encyclique porte au fait que la contraception artificielle est contre la nature de la sexualité, on manifeste par là qu'on aborde la sexualité comme une réalité autre que celle que vise l'Encyclique. Dans un cas on prend la sexualité comme un symbole, dans l'autre comme un outil. Et cela révèle le niveau où chacun vit sa propre sexualité, soit comme lieu d'Alliance, de Parole, soit comme réalité neutre de toute signification symbolique et donc manipulable à merci. C'est là le contentieux de fond, me semble-t-il, entre nombre de nos contemporains et le Magistère ecclésial.

b) Vérité sociale de la sexualité

La vérité sociale, la vérité culturelle ambiante, sur la sexualité en Europe occidentale et en Amérique du Nord, c'est qu'elle est un outil à la disposition de chacun pour qu'il l'utilise au mieux, tant que l'ordre public n'est pas troublé. Tantôt pour le plaisir, tantôt pour exprimer la tendresse, tantôt pour transmettre la vie. A chacun de voir, sans que la société n'ait rien à en dire. Cela ne veut pas dire que l'ordre symbolique n'existe plus dans notre société. Mais il n'est pas (ou n'est plus, s'il l'a jamais été) investi dans la sexualité.

Entre autres caractéristiques le symbolique se signale par le fait qu'il s'accompagne d'un cortège d'interdits moraux le plus souvent inconscients et de ce fait quasi unanimement acceptés socialement, comme on l'a vu avec l'exemple de la profanation du drapeau national. L'actualité nous a donné un autre exemple du couplage du symbolique et de l'interdit socialement accepté: je veux parler de la profanation du cimetière de Carpentras il y a quelques années. Nul ne considère comme abusif et autoritaire l'interdit de violer les tombes. Car la tombe est considérée dans notre société comme plus qu'un outil, c'est-à-dire un lieu où on range matériellement un cadavre. La tombe est véritablement un symbole pour nous. On se recueille devant elle, on la décore de fleurs, on fait des discours devant. Ce qu'on ne ferait pas si elle n'était qu'un outil, un simple entrepôt pour un objet encombrant, le cadavre. La tombe est un symbole de notre rapport à la mort, et au-delà de la mort au mystère ultime de l'homme, qui fait tellement consensus culturellement que l'interdit de la violer est unanimement acceptée et ne paraît abusif à personne. Et nul n'écrit d'article enflammé vantant le génie artistique et la perspicacité émancipatrice de ceux qui ont violé les tombes de Carpentras. Et il n'y a pas besoin, pour le moment de matérialiser l'interdit de violer les tombes en faisant garder les cimetières par des compagnies de C.R.S.

Le jour où, au nom de la démocratie, aura droit de cité parmi d'autres l'opinion que le viol des tombes est une expression esthétique et politique respectable, une sorte de prophétisme, une interpellation culturelle pertinente, cela voudra dire que notre rapport symbolique à la mort et au corps aura changé. Il ne s'agit pas là de morale mais de fonctionnement mental et culturel inconscients ! Si bien que les profanateurs d'interdits liés à une symbolique qui "fonctionne" bien socialement apparaissent plus comme des monstres ou des fous que comme des êtres immoraux ! Quand la symbolique commence à moins bien fonctionner les fous et les monstres passent au statut de dissidents, d'ébranleurs prophétiques d'interdits surannés ce qui est un tout autre statut social.

C'est ce qui s'est passé en vingt ans à propos de la sexualité et du mariage. Je me souviens en 1972 d'un ami, responsable du MRJC, dont la fiancée était enceinte de ses œuvres avant leur mariage. Dans le milieu rural où je vivais alors ce comportement était pour cet ami, très explicitement et consciemment, un message adressé à la société pour lui dire qu'elle vivait sur une conception de l'amour humain et du mariage à ses yeux surannée. Cet homme apparaissait scandaleux à son entourage. Mais lui se considérait comme un prophète. On en était au début de la désymbolisation de la sexualité. Aujourd'hui les fiancés que je reçois pour leur préparation au mariage, pour 95% d'entre eux, ne voient pas, mais pas du tout, ce qu'il y a de mal à vivre sexuellement ensemble hors mariage. Ils ne sont scandaleux pour personne et surtout pas à leurs propres yeux et ne se prennent pas pour des prophètes. Ils ne voient pas la 'nécessité' d'une Parole donnée comme cadre d'une mise en œuvre de la sexualité. On est au terme de la désymbolisation de la sexualité.

III L'impératif de la séduction permanente.

a) Dans le domaine affectif et sexuel...

Cette non-pertinence de la Parole donnée pour rendre humaine la sexualité implique alors de se régler sur le sentiment, nouveau fondement de la morale. On en connaît les harmoniques, les expressions approchées: c'est ce qui est authentique, ressenti, 'vécu'. C'est "l'amour" défini comme la vibration sentimentale psychologiquement ressentie actuellement. L'expérience élémentaire montrant que ce sentiment est fluctuant, on est donc condamné à une épuisante séduction réciproque permanente pour que l'autre ressente cet "amour" à mon égard. Sinon je le perds. La règle du jeu en effet est de se quitter si on ne "s'aime" plus. Pour paraphraser Saint-Exupéry, puisqu'on n'a plus de mystère, d'au-delà de la sexualité, vers lequel regarder ensemble, on est condamné à se regarder l'un l'autre!

La contre-valeur de cette morale est l'abnégation. Se donner, s'oublier, s'abandonner, cela relève de l'esprit d'esclave dénoncé par Nietzsche, de la névrose mise en évidence par Freud, du manque de caractère. Il est donc moralement prescrit de quitter l'autre quand on ne "l'aime" plus. La "fidélité" n'a pour définition que la non tromperie, le non multi-partenariat simultané, c'est-à-dire l'engagement de prévenir celui qu'on quitte quand on a trouvé mieux. Mais la fidélité dans le temps, la foi en la Parole que j'ai dite hier, alors que j'étais dans des sentiments autres qu'aujourd'hui, cette fidélité là est perçue comme immorale et doit être dénoncée.

Il convient donc de distinguer cette morale ambiante de l'absence de toute morale. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter la fameuse émission 'Lov'in Fun'. Le rôle de l'immoral, du fou du roi, est joué par Difool. Mais le but de l'émission, et même le rôle de Difool, c'est de mettre en valeur, par contraste, la parole du Doc qui développe avec art et conviction la morale décrite ci-dessus. Et il ne me semble pas du tout neutre que ce moraliste soit un médecin et d'une médecine réduite à une compétence pointue en biologie humaine et rudimentaire en psychologie.

b)... et de proche en proche en toute activité.

Mais de proche en proche c'est toute l'activité humaine qui est réduite à ce jeu de séduction permanente. Non seulement par mimétisme quant à ce qui se passe dans le domaine affectif et sexuel. Mais aussi par une sorte de diffusion de l'érotique qui n'est plus assumé dans une Parole qui le rend chaste et dont les exigences s'emparent alors de tous les secteurs de la vie.

Ainsi quel est le pasteur de jeunes qui, dans les mouvements ou dans les aumôneries, ne s'est pas un jour senti contraint de séduire les jeunes, de bâtir des célébrations où le risque est de faire miroir aux sentiments d'ados indéfiniment prolongés? Quel est l'éducateur qui n'a pas eu à déminer ce qu'il peut y avoir de subrepticement incestueux dans la dynamique de séduction érigée en universel relationnel? Et peut-on, par exemple, reprocher au jeu médiatique de faire la part trop belle au sensationnel, à l'aguichant; n'y aurait-il là que des intérêts mercantiles à court terme; n'y aurait-il pas aussi une logique culturelle de la séduction de plus en plus omniprésente (ou alors les téléspectateurs ne se laisseraient pas prendre)?

IV La nécessaire "descente aux enfers" près des exclus et des souffrants.

Je l'ai dit, c'est près des plus fragiles des citoyens que les ravages de ce tout-séduction se font le plus voir. Précisément parce qu’ils sont les plus fragiles, (mais en ce sens ils nous disent qui nous sommes)! Dans les activités sociales (stages de formation; travail; activités ludiques) la gratification supporte de moins en moins d'être différée. Les travailleurs sociaux s'épuisent à coller à un désir de plus en plus évanescent pour vouloir être trop vite satisfait. Par exemple les stages de formation doivent de plus en plus être précédés de stage de motivation. Car la frustration inhérente à tout processus d'apprentissage n'est plus acceptée. Et les personnalités les plus fragiles disjonctent, éclatent, perdent leurs repères élémentaires dans la fluidité et l'explosivité de l'échange affectif et sexuel induites par le code social en la matière dont nous avons parlé.

a) … près des exclus socialement

C'est pourquoi il faut souhaiter que des éducateurs ou des animateurs pastoraux prennent des initiatives de lieux de parole gratuite spécialement destinés aux plus défavorisés. Il existe ainsi, depuis vingt-cinq ans maintenant à Bordeaux, l'Aumônerie Magdala s'adressant à des jeunes "pour qui la vie quotidienne est dure". Bien que les besoins matériels de ces personnes soient criants, le contrat est qu'à Magdala on ne demande ni ne donne d'argent, on n'aide pas à des démarches directement utiles à la réinsertion sociale. Non! on prend le temps de lire l'Évangile, de célébrer une fois par mois pour rien, pour la seule joie d'entendre et d'accueillir au plus profond de chacun, animateurs et accueillis, la Parole naissant là où elle souffre d'être partout ailleurs étouffée en étant utilisée. S'expérimente alors une histoire, une fidélité au-delà de l'utilitaire. Ce qui s'avère parfois, précisément parce que ce n'était pas recherché au départ, très structurant pour ceux "pour qui la vie quotidienne est dure".

b) Près des blessés de la sexualité

C’est volontairement que je parle avec une périphrase lourde des ‘personnes ayant un vécu prégnant’ que ce soit d’homosexualité, de masturbation ou d’instabilité sexuelle. Je veux par là me démarquer de la qualification que trop souvent, surtout en matière d’homosexualité, on attribut aux personnes elles-mêmes. Ce n’est que par un raccourci de langage, dont il ne faudrait pas que nous soyons dupes, que l’on peut parler de personnes homosexuelles. Au sens strict du terme il n’y a que des actes, ou à la rigueur un vécu subjectif, qui peuvent être qualifier d’homosexuels.

α) Les acquis mal compris des sciences humaines

C’est la mauvaises compréhension des sciences humaines, psychologie et sociologie, dans notre culture qui, pourrait-on dire, fait refluer la phénoménologie sur l’ontologie ou plutôt qui tend à rendre caduque un point de vue ontologique. Que les sciences humaines montrent la grande prégnance des comportements homosexuels habituels sur la subjectivité des personnes c’est légitime et pertinent dans l’ordre de connaissance que développent ces sciences humaines. Car il est vrai que les pulsions homosexuelles sont parfois si intenses, si exclusives, si archaïquement ancrées dans le développement psychologique des personnes que l’on peut parler, mais d’un point de vue psychologique seulement, de structure homosexuelle. Et il est vrai que, sociologiquement, ce vécu subjectif tend à ce que certaines personnes (pas toutes) ayant un vécu prégnant d’homosexualité se regroupent en milieu homogène (pouvant tourner au ghetto, mais pas toujours), ce qui renforce leur sentiment d’appartenir à une essence, à une nature sexuelle particulière.

Mais le vécu subjectif d’une personne ne peut pas, à lui seul, la définir. Nul ne s’appartient au point que seul le regard qu’il a sur lui-même serait pertinent pour le qualifier. C’est un décentrement de soi-même élémentaire que de consentir à dépendre, pour la conscience qu’on a de soi-même, d’autrui, de la culture qui nous façonne, de la société à laquelle on appartient et ultimement de Dieu son créateur. Que ce décentrement de soi-même soit parfois vécu comme une blessure narcissique aigüe c’est vrai, particulièrement en matière de sexualité. Mais cela ne rend pas caduque pour autant l’exigence élémentaire de ne pas faire de soi-même la seule et unique source de la compréhension qu’on a de soi-même.

Car si intense que soit le vécu des homosexuels, ils n’en restent pas moins sexués, hommes ou femmes. Et il n’en reste pas moins vrai que leur sexualité est la trace, en leur chair, de l’ouverture à l’autre, dont l’autre du sexe opposé est le symbole et le ministre naturel. De cela nulle subjectivité ne peut décider que cela n’est pas, sauf à outrepasser les limites de la raison.

Pour accompagner et avoir accompagné un assez grand nombre d’homosexuels je peux me risquer à dire qu’à intensité de vécu homosexuel subjectif comparable, certains comprennent cela et d’autres non. Or ceux qui font le plus de bruit socialement, surtout lors des premières années de l’épidémie du SIDA, ce sont ceux qui sont le plus revendicatifs quant à leur droit à se définir eux-mêmes en fonction exclusivement de leurs affects subjectifs. Mais l’expérience élémentaire montre qu’ils ne sont pas représentatifs de tous ceux qui ont un vécu prégnant d’homosexualité.

Le « droit » à se définir seulement en fonction de son vécu subjectif a débouché logiquement sur le phénomène du transsexualisme. Etre transsexuel c’est revendiquer d’opter pour l’autre sexe si, subjectivement, on se sent y appartenir. Et c’est demander à la médecine, à la justice et aux services d’état civil d’obtempérer.

Dire aux personnes marquées par un lourd vécu d’homosexualité qu’elles ne s’appartiennent pas exclusivement c’est une première libération à leur proposer. Certaines vivent cette invitation à l’ouverture avec reconnaissance, d’autres résistent parfois avec véhémence nous accusant d’homophobie. Nous sommes chargés de le leur dire, le plus délicatement possible certes. Mais nous ne sommes pas chargés de le leur faire croire !

Ce qui est vrai des comportements homosexuels l’est aussi de la masturbation et de l’instabilité hétérosexuelle. Je m’expliquerai pourquoi je traite, dans un premier temps, conjointement de ces trois atypies sexuelles. Disons, pour le moment, qu’il est aussi important de ne pas laisser s’enfermer ces personnes dans leur comportement répété et difficilement réductible.

β) Une blessure sexuelle multiforme
mais de signification homogène

C’est aussi volontairement que je parle de façon groupée, générique, dans un premier temps, des personnes ayant divers vécus subjectifs d’atypie sexuelle : homosexualité, masturbation, instabilité hétérosexuelle. Ces divers comportements, qu’il faudra bien sûr distinguer dans un second temps, me semblent relever d’une même résistance existentielle à l’altérité sexuelle.

Certes la compréhension sociale de ces trois phénomènes est très diverse voire dissonante. La masturbation est secrète et seule l’accompagnement spirituel « au fors interne » peut permettre de comprendre combien est intense très souvent la souffrance morale et spirituelle qui y est liée. L’homosexualité reste infâmante pour de fort larges couches de la population et les revendications véhémentes d’honorabilité de certains ayant un vécu prégnant d’homosexualité sont à comprendre comme une protestation de leur dignité inaliénable. Quant à l’instabilité hétérosexuelle elle est, traditionnellement, pour les hommes, objet de vantardise et pour les femmes, objet d’opprobe. Mais il est vrai qu’il se fait, sur ce plan de l’honorabilité sociale du vagabondage sexuel, une certaine égalisation des sexes.

Mais quelle que soit leur différence de traitement social, ces trois atypies sexuelles sont à comprendre comme une résistance existentielle à l’altérité sexuelle. Résistance existentielle, c’est-à-dire non maîtrise de la raison et/ou de la volonté sur l’acte. S'il s'agit de non-maîtrise de la raison on est devant une conscience erronée. S'il s'agit de non-maîtrise de la volonté on est devant un habitudinaire.

γ) Conduite à tenir pastorale

Les documents magistériels tels Persona Humana, le Catéchisme de l’Eglise Catholique (§ 2357- § 2359), le Catéchisme des Evêques de France (§ 607), la Lettre aux évêques de la Congrégation pour la Doctrine de le Foi du 1er Octobre 1986 au sujet de la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles, dont vous avez le texte ci-joint, me semblent unanimes sur trois points :

1) il s’agit d’une « matière grave » objectivement, c’est-à-dire blessant gravement l’aptitude affective et sexuelle des personnes quelle que soit leur culpabilité objective (c’est-à-dire l’imputation possible de ces actes à leur volonté libre) ou subjective (c’est-à-dire leur sentiment de culpabilité) ;
2) il arrive souvent que le consentement éclairé, (c’est-à-dire ou l’accord de la conscience avec la loi morale objective, ou la liberté d’agir, ou les deux) soit obéré de telle façon que la faute objectivement grave peut n’être qu’un péché véniel (CEC § 1862)

3) on ne peut pas inférer de cette fréquence de l’atténuation de la responsabilité pour généraliser et présumer, avant examen concret de chaque cas, notamment dans l’enseignement public de la morale, que les personnes s’adonnant à ces actes sont toutes irresponsables. C'est la responsabilité, c'est-à-dire ce qui est normal, qui doit être présumée. La charge de la preuve doit donc revenir à l'irresponsabilité et non à la responsabilité morale. Le danger d’atteindre la dignité des personnes en les présumant irresponsables peut l’emporter sur le danger de les culpabiliser à tort. Ceci dit le plus souvent la responsabilité est atténuée et non pas ou totalement entière (pardon pour le pléonasme !) ou totalement exténuée.

Dans la pratique les pasteurs et théologiens doivent promouvoir trois attitudes
:
1) la nécessité de parler de ces difficultés, bien sûr sous le sceau du secret, à des conseillers habilités : confesseurs, conseillers spirituels, psychologues avertis si le retentissement psychologique est lourd. Cette parole aux confesseurs ou aux thérapeutes, à la rigueur à de rares amis avertis, n'a donc rien à voir avec l'outing

Conclusion

La compréhension de l’époque que nous vivons doit donc associer fermeté doctrinale et compréhension anthropologique et culturelle. C’est en étant soucieux des pauvres et des blessés de la sexualité que nous pourrons comprendre en quoi la Bonne Nouvelle de l’Évangile est vraie non seulement objectivement, c’est-à-dire expression du désir de Dieu sur l’homme, mais aussi subjectivement, c’est-à-dire pouvant rejoindre chacun dans son vécu.

Arnaud de VAUJUAS