jeudi 12 décembre 2013

Introduction
 à la Doctrine Sociale de l’Eglise (1ère série de cours à l’Institut Pey-Berland en 2005-2006 repris à l'ISFEC-Aquitaine en Décembre 2013)

Introduction
 à la Doctrine Sociale de l’Eglise
(1ère série de cours à l’Institut Pey-Berland en 2005-2006 repris à l'ISFEC-Aquitaine en Décembre 2013)
La Doctrine Sociale de l’Eglise, dont l’étude est l’objet de ce cours, s’exprime dans un ensemble de textes magistériels classiquement inaugurés en 1891 par l’Encyclique de Léon XIII ‘Rerum Novarum’. Le corpus de référence, qui n’a, à notre connaissance, jamais été fixé avec précision par l’autorité ecclésiale, sera ici rassemblé principalement dans trois ouvrages. D’abord les textes rassemblés, de façon chronologique, dans « Le Discours social de l’Eglise catholique de Léon XIII à Jean-Paul II » du CERAS ; Centurion 1994. Et, de façon thématique, dans « L’agenda social, une collection de textes du Magistère » du Conseil Pontifical « Justice et Paix » disponible sur les sites web http://www.thesocialagenda.org et http://site.voila.fr/rjc/catesoci.htm. Enfin en 2004 est paru le « Compendium de la Doctrine Sociale de l’Eglise », traduit fin 2005 en Français.
Pour commencer, nous ferons un parcours fondamental sur ce qu’est la Théologie Sociale, nous inspirant tant du Catéchisme de l’Eglise Catholique que de la première partie de ce Compendium. Ensuite nous parcourerons les différents thémes du Compendium en sa deuxième partie.
I Une « certaine ressemblance… »
« La personne humaine a besoin de la vie sociale. Celle-ci ne constitue pas pour elle quelque chose de surajouté, mais une exigence de sa nature. Par l'échange avec autrui, la réciprocité des services et le dialogue avec ses frères, l'homme développe ses virtualités; il répond ainsi à sa vocation (cf. GS 25) » (CEC &1879)
La dimension sociale de l’homme s’exprime dans les sociétés dont il fait partie, notamment les sociétés politiques, économiques, sociales, mais aussi religieuses, dont il est membre.
« Une société est un ensemble de personnes liées de façon organique par un principe d'unité qui dépasse chacune d'elles. Assemblée à la fois visible et spirituelle, une société perdure dans le temps: elle recueille le passé et prépare l'avenir. Par elle, chaque homme est constitué "héritier", reçoit des "talents" qui enrichissent son identité et dont il doit développer les fruits (cf. Lc 19,16 19,19). A juste titre, chacun doit le dévouement aux communautés dont il fait partie et le respect aux autorités en charge du bien commun. » (CEC &1880)
a) Une réalité sociologique…
Or la dimension sociale de la vie humaine qui s’exprime dans ces sociétés n’est pas appréhendée seulement par les philosophies et les sciences sociales. La compréhension qu’a l’homme de ses rapports avec le transcendant dans les différents religions, la négation de ce transcendant dans les athéismes, sa méconnaissance proclamée dans les agnosticismes, tout cela influe sur la compréhension qu’a l’homme de la vie sociale.
Le brassage culturel considérable que nous vivons en ces temps de mondialisation nous le fait prendre conscience. Ainsi il y a une, ou plutôt des, compréhensions musulmanes de la société, diverses par leurs enracinements culturels et historiques mais néanmoins reposant en partie sur les principes religieux de l’Islam tels que les comprennent les musulmans. De même pour les juifs, les hindous, les boudhistes... et les chrétiens. Les débats actuels, franco-français, sur la laïcité nous montrent que l’appartenance religieuse des citoyens, l’intensité variable de ce sentiment d’appartenance, influent sur la compréhension qu’ils ont de la vie en société.
b) …mais avant tout théologique.
Mais ce n’est pas seulement sur ces observations sociologiques que nous devons fonder la réalité d’une théologie sociale chrétienne. Nous la fondons théologiquement sur les deux principes révélés fondamentaux : premier principe, celui de la « ressemblance » de l’homme avec Dieu : « Dieu créa l’homme à son image, comme à sa ressemblance » (cf Gn 1 26)  en disant que cette ressemblance n’est pas seulement individuelle mais aussi sociale; car, deuxième principe, Dieu est Trinité, d’une certaine façon donc, anthropomorphiquement, sociale. C’est ainsi que le Catéchisme de l’Eglise Catholique ose dire en son numéro 1878 :
«Il existe une certaine ressemblance entre l'union des personnes divines et la fraternité que les hommes doivent instaurer entre eux, dans la vérité et l'amour (cf. GS 24). »
C’est là le socle indépassable de toute théologie sociale chrétienne. C’est le fondement de toute légitimité d’une théologie sociale chrétienne. L’oublier, bâtir sur d’autres bases, risquerait de nous faire errer et donc de nous diviser.
Nous pouvons donc en déduire que la « fraternité » que les hommes doivent instaurer entre eux doit reposer sur les deux piliers, trinitaires, de la distinction et de l’union. Tout cela est d’une importance considérable car cela induit les concepts fondamentaux de personne humaine (devant découler du concept premier de personne divine et non pas l’inverse !), de relativité de la société par rapport à cette personne humaine, d’interdit de fusion, d’absorption de la personne humaine par la société, de légitimité ou d’illégitimité de l’autorité sociale selon qu’elle respecte ou non cette distinction-pour-l’union des personnes humaines. Tous thèmes que nous déploierons dans ce cours.
En 1961, le Pape Jean XXIII a noté, dans Mater et Magistra §59-64, que notre époque se caractérise par une « socialisation » croissante, c’est-à-dire par une interdépendance croissante des hommes entre eux et donc avec les sociétés dont ils font partie. Cette socialisation croissante joue sur deux plans : la plus grande interdépendance de chacun avec les sociétés dont il fait partie, et la plus grande interdépendance des sociétés entre elles, ce qui est ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation (ou la globalisation si vous voulez parler américain). Mais le mot n’existait pas encore du temps de Jean XXIII !
Et le Concile Vatican II dit, en Lumen Gentium 1 1, que « au devoir qui est celui de l’Eglise [de préciser sa nature de sacrement de l’union avec Dieu et de l’unité du genre humain] les conditions présentes ajoutent une nouvelle urgence : il faut en effet que tous les hommes, désormais plus unis entre eux par les liens sociaux, techniques, culturels, réalisent également leur pleine unité dans le Christ. ». Nous parlerons plus moin de cette sacramentalité de l’Eglise par rapport à la société.
Nous voyons déjà, donc, que la vie sociale n’est pas qu’une inéluctable nécessité relevant seulement de la figure de ce monde qui passe et à laquelle nous devrions, hélas, sacrifier dans cette « vallée de larmes » sans que cela n’influe en rien sur notre relation à Dieu, qui seule compterait… Non ! notre vie sociale est, comme toute notre vie pré-pascale, un apprentissage et un déloiement de l’amour divin auquel nous sommes appelés, dont nous vivons déjà pleinement et pourtant imparfaitement. Il en va de l’unité du double commandement de l’amour de Dieu, premier, et de l’amour du prochain, second et qui, pourtant lui est lié.
II Un amour tempéré, mais non modéré, de la société.
a) Une réalité humaine
On comprend donc que les réalités sociales doivent être vivement aimées par les disciples du Christ. Il ne s’agit pas là seulement de charisme personnel de tel ou tel qui aurait vocation à être homme politique. Il ne s’agit pas non plus de l’exclusivité d’un état de vie, même s’il est vrai que les fidèles laïcs ont pour mission propre d’animer les réalités séculières de l’esprit de l’Evangile et que les clercs et religieux, pour des raisons propres à chacun de ces deux états de vie, n’ont pas, au même titre, cette mission.
Non ! il s’agit de comprendre que les réalités sociales sont bonnes, en elles-mêmes, comme sont bonnes, en elles-mêmes, la soif de savoir, le désir de développer ses talents et celui des autres, entre autres par la soif de posséder et l’ambition politique que cela implique, la religiosité naturelle en l’homme, la sexualité et même, j’oserai le dire, une certaine agressivité, etc… Certes toutes ces réalités humaines sont, accidentellement, déformées par le péché originel et elles sont à apprivoiser humainement et à évangéliser. Mais ce n’est tout de même pas un raison pour ne pas les aimer. Car, à travers ces réalités humaines se déploie, ou s’atrophie, en l’homme son « image et sa ressemblance » avec Dieu et se connaît, ou se méconnaît, donc Dieu lui-même.
b) Une réalité christique
Mais pour le chrétien c’est surtout parce que le Verbe Eternel de Dieu, Dieu lui-même, s’est fait homme, intégralement homme, que les réalités humaines sont devenues saintes à un titre tout particulier. Et, parmi elles, les réalités sociales. Oui, le Verbe Eternel s’est dit en Jésus de Nazareth qui appartenait à une société, qui a eu avec elle, avec ses concitoyens et avec ses autorités des rapports, une soumission et aussi un conflit à mort. En cela aussi Dieu s’est dit et continue à se dire par les disciples du Christ à travers les siècles.
L’incarnation du Verbe Eternel a donc pour effet de déplacer la frontière entre la vie temporelle et la vie éternelle, qui ne sont plus exclusives l’une de l’autre. Oui parce que le Verbe Eternel a surgit dans le temps, en Jésus de Nazareth, la vie éternelle a surgit dans le temps (Préface VI des Dimanches du Temps Ordinaire). Notre vie éternelle commence dès que, par le baptême, nous sommes ontologiquement glorifiés en Christ, même si nous sommes encore phénoménologiquement en marche vers cette glorification. Notre vie éternelle a donc deux phases : une phase pré-pascale où elle est certes cachée mais bien réelle ; et une vie post-pascale où elle sera dévoilée. C’est pourquoi, quant à moi, j’évite d’utiliser la distinction temporel/éternel pour parler de la distinction prépascal/postpascal.
Quand nous parlons de « la figure de ce monde qui passe », nous parlons donc de la figure de ce monde qui est appelé à vivre sa Pâque et non pas qui sera anéanti, pulvérisé, aboli. Car les réalités sociales de ce monde qui passe ne sont pas étrangères à la vie éternelle comme le dit Gaudium et Spes &39-3 : « Ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père "un royaume éternel et universel: royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d'amour et de paix" »
c) Tempérance et amour passionné
En théologie spirituelle on appelle cet amour, second mais néanmoins passionné, des réalités humaines, la tempérance. C’est la quatrième vertu cardinale, après la prudence, la justice et la force.
Nous devons aimer toutes les réalités humaines, fors le péché, de manière tempérée, ce qui ne veut pas dire de manière médiocre mais ce qui veut dire de manière seconde par rapport à l’amour premier dû à Dieu seul. Or nous ne parviendrons à l’un que si tendons à l’autre. Nous ne parviendrons à avoir un amour, juste, à la fois vif et tempéré des biens seconds que si nous tendons à l’amour intempéré du Bien premier qu’est Dieu.
Oui nous devons aimer Dieu à la folie, avec outrance, si cela était possible, sans nous retenir. Ce n’est qu’alors que nous pourrons ne pas avoir d’idoles. Et c’est alors que nous pourrons aimer les réalités humaines du vif amour qu’avait Jésus pour elles, Lui qui n’était que totalement donné au Père.
Si par malheur notre amour pour Dieu se refroidissait, alors sa place dans notre cœur serait prise par des biens seconds : argent, sexe, politique, connaissance intellectuelle, etc… Ce serait l’idôlatrie. Mais après une adulation passagère, comme notre cœur ne serait pas comblé par ces biens seconds, lui qui n’est fait que pour Dieu, nous brûlerions ce que nous aurions adoré.
d) Particulièrement à notre époque
Et c’est ce qui s’est passé aux 19ème et 20ème siècles vis à vis des réalités politiques et sociales. La perte, culturelle avant d’être politique, du sens de Dieu, le caractère enivrants des progrès scientifiques et économiques, ont abouti à cette adulation, à cette idôlatrie du politique, du social et de l’économique qu’ont été les totalitarismes bruns et rouges.
Mais aujourd’hui nous brûlons ce que nous avons adoré. Nous vivons maintenant le découragement politique, le sentiment d’impuissance, d’être dépassés, comme le dit Jean-Paul II dans « Ecclesia in Europa ». Dans ce contexte le rôle des chrétiens est de refonder l’amour des réalités sociales sur leur vocation à permettre la distinction-pour-l’union des personnes humaines, reflet de celle de la Trinité. C’est alors que les hommes de ce temps pourront vivre l’amour et tempéré et passionné pour les réalités sociales de ce monde qui passe, c’est à dire qui est en apprentissage de la Pâque à laquelle il est appelé. Je dis amour passionné dans le double sens de vif intérêt et de participation à la Passion du Christ, Lui qui par cette voie a tout unîment aimé et le monde et son Père.
III Les principes de la DSE
a) Le bien commun
* Définition
Si la vocation de toute société est de favoriser la distinction-pour-l’union que tout homme a vocation à déployer activement, cela se fait, quant à la participation de chacun à la vie sociale en tant que telle, par son adhésion au bien commun et la promotion de celui-ci. Mais qu’est-ce donc que le bien commun, concept clef de la Doctrine Sociale de l’Eglise ?
« Par bien commun, dit le CEC &1906, il faut entendre "l'ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres d'atteindre leur perfection, d'une façon plus totale et plus aisée" (GS 26 cf. GS 74) »
On voit donc que le rôle de la société est second mais décisif. Second par rapport à la personne qui, seule, est, en rigueur de terme, responsable moralement, apte à l’acte de foi, apte au jugement dernier. Il faut donc bien voir, par exemple, que quand Jean-Paul II dit à Paris en 1980 : « France qu’as-tu fait de ton Baptême ? » il parle da façon analogique. Jamais personne n’a baptisé la France, et certainement pas saint Rémy quant il a baptisé Clovis ! De même quand on parle de « familles chrétiennes », il n’y a jamais que des familles dont, en rigueur de terme, seuls les membres sont chrétiens ! De même quand on parle de culture chrétienne, etc…
Néanmoins l’analogie est pertinente si on la comprend en fonction de ce que l’Eglise entend par bien commun. Oui les sociétés peuvent, à titre second, être qualifiées de justes ou d’injustes moralement dans la mesure où elles favorisent ou défavorisent la juste vie morale de leurs membres. Des pays peuvent, à titre second, être qualifiés de chrétiens (ou de musulmans, ou de juif, ou d’athées, etc…) dans la mesure où leur législation, leur politique culturelle, l’habitus religieux de leurs citoyens favorisent l’adhésion, ultimement personnelle, de leurs citoyens à la foi chrétienne (ou musulmane, ou juive, ou athée).
La socialisation croissante, à notre époque, provoque un influence croissante de la société sur chaque personne. Le Magistère contemporain a éclairé cette réalité quand il a parlé de « péché social » (Reconciliatio et paenitentia §16), de « structures de péchés » (Sollicitude Rei Socialis), de « culture de mort » (Evangelium Vitae). Les structures de péché sont l’inverse du bien commun : « Ainsi le péché rend les hommes complices les uns des autres, fait régner entre eux la concupiscence, la violence et l'injustice. Les péchés provoquent des situations sociales et des institutions contraires à la Bonté divine. Les "structures de péché" sont l'expression et l'effet des péchés personnels. Elles induisent leurs victimes à commettre le mal à leur tour. Dans un sens analogique elles constituent un "péché social" (cf. RP 16) » (CEC § 1869).
* Contenu
Classiquement le bien commun comprend trois éléments, et un quatrième, comme dirait Qohélet : le premier, fondamental, nous l’avons vu, est le respect de la personne humaine. A quoi lui est lié le deuxième éléments : le bien-être social et le développement. Et le troisième élément : la paix. Un quatrième élément est son caractère de plus en plus mondial, universel. Ecoutons le CEC sur ces points en ses § 1907-1911.
« n° 1907
[Le bien commun] suppose, en premier lieu, le respect de la personne en tant que telle. Au nom du bien commun, les pouvoirs publics sont tenus de respecter les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. La société se doit de permettre à chacun de ses membres de réaliser sa vocation. En particulier, le bien commun réside dans les conditions d'exercice des libertés naturelles qui sont indispensables à l'épanouissement de la vocation humaine: "ainsi: droit d'agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à la juste liberté, y compris en matière religieuse" (GS 26).
n° 1908
En second lieu, le bien commun demande le bien-être social et le développement du groupe lui-même. Le développement est le résumé de tous les devoirs sociaux. Certes, il revient à l'autorité d'arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers interêts particuliers. Mais elle doit rendre accessible à chacun ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine: nourriture, vêtement, santé, travail, éducation et culture, information convenable, droit de fonder une famille, etc. (cf. GS 26).
n° 1909
Le bien commun implique enfin la paix , c'est-à-dire la durée et la sécurité d'un ordre juste. Il suppose donc que l'autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et celle de ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective.
n° 1910
Si chaque communauté humaine possède un bien commun qui lui permet de se reconnaître en tant que telle, c'est dans la communauté politique qu'on trouve sa réalisation la plus complète. Il revient à l'Etat de défendre et de promouvoir le bien commun de la société civile, des citoyens et des corps intermédiaires.
n° 1911
Les dépendances humaines s'intensifient. Elles s'étendent peu à peu à la terre entière. L'unité de la famille humaine, rassemblant des êtres jouissant d'une dignité naturelle égale, implique un bien commun universel . Celui-ci appelle une organisation de la communauté des nations capable de "pourvoir aux divers besoins des hommes, aussi bien dans le domaine de la vie sociale (alimentation, santé, éducation ...), que pour faire face à maintes circonstances particulières qui peuvent surgir ici ou là (par exemple: l'accueil des réfugiés, l'assistance aux migrants et à leurs familles ...)" (GS 84).
n° 1912
Le bien commun est toujours orienté vers le progrès des personnes: "L'ordre des choses doit être subordonné à l'ordre des personnes, et non l'inverse" (GS 27). Cet ordre a pour base la vérité, il s'édifie dans la justice, il est vivifié par l'amour. »
b) La Destination Universelle des Biens
La « certaine ressemblance » entre la fraternité qui unit les hommes et l’union des Personnes divines doit éclairer en quoi les biens (matériels et immatériels) doivent être personnels et en quoi ils doivent être communautaires. C’est dans la distinction-pour-l’union, dans l’union-dans-la-distinction que vivent les Personnes Divines. C’est dans cette même distinction-pour-l’union, dans cette même union-dans-la-distinction que doivent tendre à vivre les personnes humaines et qu’elles doivent posséder et gérer leurs biens matériels, culturels, spirituels.
La distinction des personnes humaines demande que la plus grande responsabilité possible soit reconnue aux personnes dans la responsabilité et la gestion des biens. C’est le principe de la propriété privée. S’il y a atrophie de la responsabilité personnelle et de la propriété privée, c’est la société fusionnelle, collectiviste et bureaucratique.
L’union des personnes humaines demande que la responsabilité de chacun dans la gestion des biens soit orientée vers l’union, le service de tous et d’abord des plus pauvres. C’est la destination universelle des biens. S’il y a atrophie de la destination universelle des biens, c’est la société individualiste, libérale, du libre renard parmi de libres volailles. La non utilisation des propriétés privées pour le service de la communauté et d’abord des plus pauvres ou leur utilisation contre le bien de la commuanuté et des plus pauvres peuvent délégitimer moralement la propriété privée et légitimer des expropriations.
L’histoire des dix-neuvième et vingtième siècles illustre comment on passe d’une société à une autre. La société individualiste et libérale provoque des réactions collectivistes et vice-versa. La question est avant tout culturelle, d’une juste anthropologie sociale à laquelle, certes, on peut parvenir par la simple raison humaine mais que la Révélation trinitaire éclaire puissamment. Par sa politique culturelle, économique, fiscale, juridique l’Etat doit s’efforcer d’encourager cette distinction-pour-l’union, cette union-dans-la-distinction.
La Doctrine Sociale de l’Eglise n’est donc ni libérale, ni collectiviste. Elle n’est pas centriste non plus en ce que le centrisme ne serait qu’un équilibre seulement pragmatique, politique entre le libéralisme et le collectivisme. La DSE est une anthropologie sociale théologique qui permet d’articuler et d’harmoniser la propriété privée et la destination universelle des biens.
c) La subsidiarité.
Dans la définition que le CEC donne du bien commun, il parle non seulement de la relation de chaque citoyen à la société dont il fait partie, mais aussi de la relation des divers groupes, ou corps intermédiaires, dont la société se compose, avec cette société. De fait la socialisation a vu se développer considérablement, avec le développement social, les associations, groupes économiques, collectivités territoriales, syndicats, groupements divers. Ils favorisent grandement la participation de chaque citoyen à la vie sociale. Leur relation avec la société globale, politique, est régulée par le principe de subsidiarité telle que le définit le CEC en ses § 1883-1885 :
« n° 1883
La socialisation présente aussi des dangers. Une intervention trop poussée de l'Etat peut menacer la liberté et l'initiative personnelles. La doctrine de l'Eglise a élaboré le principe dit de subsidiarité . Selon celui-ci, "une société d'ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d'une société d'ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l'aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun" (CA 48 cf. Pie XI, enc. "Quadragesimo anno").
n° 1884
Dieu n'a pas voulu retenir pour lui seul l'exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu'elle est capable d'exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la providence divine.
n° 1885
Le principe de subsidiarité s'oppose à toutes les formes de collectivisme. Il trace les limites de l'intervention de l'Etat. Il vise à harmoniser les rapports entre les individus et les sociétés. Il tend à instaurer un véritable ordre international. »
Le principe de subsidiarité est l’application, au niveau des rapports entre les sociétés d’ordre inférieur, et dans leurs rapports avec la société d’ordre supérieur, du principe de la distinction-pour-l’union, socle trinitaire de toute théologie sociale.
d) La participation.
Enfin le bien commun demande que chacun, non seulement y adhère, mais le promeuve activement. C’est pourquoi la Doctrine Sociale de l’Eglise appelle à la participation active de chacun à la définition, à l’application du bien commun. C’est ce que dit le CEC en ses n° 1913-1917 :
« n° 1913
La participation est l'engagement volontaire et généreux de la personne dans les échanges sociaux. Il est nécessaire que tous participent, chacun selon la place qu'il occupe et le rôle qu'il joue, à promouvoir le bien commun. Ce devoir est inhérent à la dignité de la personne humaine.
n° 1914
La participation se réalise d'abord dans la prise en charge des domaines dont on assume la responsabilité personnelle : par le soin apporté à l'éducation de sa famille, par la conscience dans son travail, l'homme participe au bien d'autrui et de la société (cf. CA 43).
n° 1915
Les citoyens doivent autant que possible prendre une part active à la vie publique . Les modalités de cette participation peuvent varier d'un pays ou d'une culture à l'autre. "Il faut louer la façon d'agir des nations où, dans une liberté authentique, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques" (GS 31).
n° 1916
La participation de tous à la mise en oeuvre du bien commun implique, comme tout devoir éthique, une conversion sans cesse renouvelée des partenaires sociaux. La fraude et autres subterfuges par lesquels certains échappent aux contraintes de la loi et aux prescriptions du devoir social doivent être fermement condamnées, parce qu'incompatibles avec les exigences de la justice. Il faut s'occuper de l'essor des institutions qui améliorent les conditions de la vie humaine (cf. GS 30).
n° 1917
Il revient à ceux qui exercent la charge de l'autorité d'affermir les valeurs qui attirent la confiance des membres du groupe et les incitent à se mettre au service de leurs semblables. La participation commence par l'éducation et la culture. "On peut légitimement penser que l'avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d'espérer" (GS 31) »
e) La solidarité
La solidarité entre les hommes est à la fois une situation de fait et un devoir moral. De fait dans une société socialisée les hommes sont de plus en plus interdépendants et de plus en plus dépendants de la société qu’ils forment entre eux. Et les sociétés sont de plus en plus dépendantes entre elles.
Le principe social de solidarité ne consiste pas seulement à en prendre acte de cet état de fait mais, en quelque sorte, à le précéder, à organiser la société en fonction de cette solidarité de fait. La vertu de solidarité, quant à elle, consiste à œuvrer pour le bien commun en ce que c’est en celui-ci que les hommes sont solidaires de façon appropriée. La solidarité est un puissant moteur pour l’action sociale. Elle n’est pas encore l’amour dans sa plénitude qui est la volonté gratuite du bien de l’autre et la joie devant ce bien. Mais la solidarité est un puissant moteur de l’amour.
Spontanément la « passion » de solidarité, l’attitude spontanée d’identification avec l’autre et la tendance que j’ai à faire miens ses affects sont d’autant plus forts qu’il est plus proche de moi par le sang, la citoyenneté et la culture. L’évangélisation de cette « passion » demande donc de rendre cette « passion » universelle en développant l’universelle anthropologie spirituelle. C’est à dire en développant en moi, et dans la culture qui m’entoure, la compréhension et l’appréhension que j’ai de tout homme en ce qui lui est le plus essentiel : l’image de Dieu qui est en lui et sa vocation spirituelle à faire alliance avec Dieu. La mondialisation, et les irrédentismes que par réaction elle provoque, rendent urgent ce travail d’universalisation, d’évangélisation de la solidarité.
IV Les valeurs de la DSE
Si les principes de la DSE sont comme ce qui préside à l’anatomie, à l’organisation sociale que prône la DSE, les valeurs de cette DSE en sont comme la physiologie, ce qui anime cette anatomie, cette orgaénisation sociale. Jean XXIII dans Pacem in Terris les a développées et le Compendium les reprend : vérité, justice, liberté, amour.
L’attitude de vérité est la base de toute vie sociale, même si l’organisation sociale est défaillante. Et l’attitude de mensonge est la perversion de toute vie sociale, même si l’organisation sociale est juste. C’est toujours sur le mensonge, ou au moins sur le caractère partiel d’une vérité limitée, que s’appuient les dictatures idéologiques. Et ce n’est que par la vérité qu’on s’en libère.
C’est sur la vérité que se base la justice qui est la détermination de rendre à chacun ce qui lui est dû. Sans justice le don est emprise abusive du donateur sur le destinataire. Aucun ordre juridique ne peut garantir la justice sans la vertu de justice des différents citoyens. En effet les mutations sociales permanentes font apparaître des situations nouvelles et des droits nouveaux que le droit, inéluctablement lent à s’adapter ne peut pas prendre en compte. La crispation sur le droit peut donc produire de l’injustice. « Summum jus, summa injuria ».
La véritable liberté est l’aptitude des personnes et des sociétés à choisir entre plusieurs façons de bien faire. Les principes de propriété privée et de subsidiarité sont au service de cette liberté. Mais là encore les principes sont insuffisants sans la vertu. La liberté pour s’affermir doit donc développer les vertus de prudence, pour discerner ce qui est en cause, de tempérance pour se préserver de toute adulation asservissante de biens seconds, de force pour persévérer dans l’action.
L’amour est ce qui informe, structure dynamiquement et toute organisation sociale et toutes les autres vertus. L’amour est de vouloir le bien de l’autre et de s’en réjouir. Les Encycliques « Dives in misericordia » de Jean-Paul II et « Deus caritas est » de Benoît XVI développent en quoi l’amour concret des hommes, seul peut animer ce qu’une organisation sociale seule, même parfaite ne peut pas animer.
V Syndérèse et prudence
a) Distinction…
Classiquement la conscience morale a la double aptitude de percevoir les biens moraux fondamentaux (c’est la syndérèse) et de les appliquer dans une situation singulière (c’est la prudence, en langage médiéval, ou le discernement en langage moderne).
Au niveau de la syndérèse, la communion entre les fidèles catholiques implique leur volonté d’adhésion, en conscience, à l’enseignement de l’Eglise. Ils sont, ici, responsables de leur conscience qu’ils doivent former, à froid, de leur mieux.
Au niveau de la prudence (ou discernement), dans une situation singulière, chaque fidèle a la responsabilité ultime de son attitude qui dépend certes de l’intériorisation qu’il doit avoir faite de la loi morale telle que l’enseigne l’Eglise, mais qui dépend aussi d’autres facteurs : compétence technique propre que peut avoir le fidèle des réalités humaines dans lesquelles il est impliqué, analyse qu’il fait de la situation selon son tempérament, ses opinions légitimes, etc…Au niveau du jugement prudentiel chaque fidèle, à chaud, est responsable ultimement devant sa conscience. Il vit, là, la part d’inéluctable solitude qui fait partie de toute aventure humaine.
On est donc responsable de l’état de sa conscience que l’on a formée à froid et devant qui on répond à chaud.
La Doctrine Sociale de l’Eglise comprend donc trois éléments : les principes et valeurs morales fondamentales concernant la vie en société ; des directives de discernement pour les cas particuliers (c’est la casuistique) ; la reconnaissance de « la juste autonomie des réalités terrestres » (GS 36) et notamment de la légitimité des autorités publiques.
Bref l’Eglise a autorité pour donner la grammaire spirituelle et morale de la vie sociale. Elle n’a pas autorité pour en écrire l’histoire ! Elle veille seulement à ce que l’écriture de l’histoire par les hommes et par les peuples respecte la grammaire spirituelle et morale qu’elle enseigne. Tout cela est décrit en GS 43 2-3 :
« Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu'ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d'y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu'eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu'ils n'hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C'est à leur conscience, préalablement formée, qu'il revient d'inscrire la loi divine dans la cité terrestre. Qu'ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. Qu'ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu'ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, en prêtant fidèlement attention à l'enseignement du magistère, qu'ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités.
Fréquemment, c'est leur vision chrétienne des choses qui les inclinera à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d'autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S'il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n'a le droit de revendiquer d'une manière exclusive pour son opinion l'autorité de l'Eglise. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s'éclairer mutuellement, qu'ils gardent entre eux la charité et qu'ils aient avant tout le souci du bien commun »
b) … et articulation
La Doctrine Sociale de l’Eglise, de part sa double orientation, et fondamentale et pratique, risque donc toujours d’être partiellement comprise et, de ce fait, affadie. Elle peut être affadie de deux façons. Elle peut être « tirée vers le haut » et réduite à un consensus mou sur des idées vagues et généreuses, sans prise sur le réel. Elle peut être « tirée vers le bas » et requise pour conforter des positions relevant, peut-être à l’insu des intéressés, de la défense d’intérêts particuliers. On risque alors de sacraliser abusivement une option socio-politique.
Ce double affadissement relève ultimement de l’affadissement spirituel. Le moralisme est la morale sans spiritualité. Il nous faut donc toujours garder la cap : en quoi la « certaine ressemblance entre l'union des personnes divines et la fraternité que les hommes doivent instaurer entre eux, dans la vérité et l'amour » inspire les principes généraux que l’on examine et leur application dans le concret.
Cette vitalité spirituelle se vit dans la conviction que l’Esprit ne cesse de parler à son Eglise, que l’Histoire Sainte ne cesse de s’écrire, siècles après siècles. Car c’est progressivement que l’Eglise découvre, à nouveaux frais, de génération en génération, ce que son Seigneur lui dit. On appelle cela l’Economie du salut : si la Révélation est close avec l’âge apostolique, sa compréhension n’est pas close et se déploie en fonction de ce que vit le peuple chrétien. C’est l’inculturation permanente de la Bonne Nouvelle.
Si donc les deux domaines de la syndérèse et du discernement sont bien à distinguer, c’est pour être articulés l’un avec l’autre. Or il y a une articulation bilatérale et non seulement unilatérale entre les deux. Certes tout le monde comprend que les commandements moraux sont à appliquer dans le réel et, à ce niveau, il y a un lien d’antériorité du commandement sur son application prudente. Mais il y a aussi rétro-activité, feed-back si vous voulez faire branchés : il y a une découverte progressive du contenu des commandements moraux au fur et à mesure que des circonstances nouvelles en dévoilent les exigences. Et, de même que le Décalogue a été donné par le Seigneur après une expérience d’oppression-libération (cf CEC § 2060-2062), de même les exigences morales, comprises mais en germe dans les dix commandements, se dévoilent aux hommes petit à petit en fonction des circonstances sociales et culturelles toujours nouvelles qu’ils vivent et dans lesquelles se rejouent, de siècles en sciècles des expériences d’oppression-libération.
La Doctrine Sociale de l’Eglise n’est donc pas l’application de principes intangibles à des réalités mouvantes, il est discernement progressif de ce qu’est l’homme et de ce à quoi l’appelle son Seigneur. « L’homme est la route de l’Eglise » (Redemptor hominis) La DES n’est donc pas une « troisième voie » entre la « distinction » que pronerait le libéralisme et « l’union » que pronerait le socialisme mais une anthropologie théologique plus fondamentale, plus radicale, plus profonde permettant de s’orienter, librement mais avec exigence et intelligence, dans les réalités sociales. C’est ce que dit Sollicitudo Rei Socialis en son n° 41
« La doctrine sociale de l'Eglise n'est pas une "troisième voie" entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées: elle constitue une catégorie en soi. Elle n'est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d'une réflexion attentive sur les réalités complexes de l'existence de l'homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d'interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l'enseignement de l'Evangile sur l'homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante; elle a donc pour but d'orienter le comportement chrétien. C'est pourquoi elle n'entre pas dans le domaine de l'idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale. »
IV Eglise et société : un rapport sacramentel.
Si la « fraternité que les hommes doivent instaurer entre eux » a « une certaine ressemblance avec l’union des personnes divines », l’Eglise est cette part de l’humanité qui le sait, qui en vit et qui le proclame. C’est toute l’humanité et tout le cosmos qui ont vocation à être récapitulés en Christ (Col 1 15-20 ; Rm 8 18-25). Et l’Eglise est cette part de l’humanité et du cosmos qui, déjà quant à la conscience qu’elle en a et pas-encore quant à la visibilité de cette gloire, est récapitulée en Christ. C’est le rapport sacramentel de l’Eglise au monde : « L'Eglise est dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain. » (Lumen Gentium 1 1)
Cette sacramentalité de l’Eglise s’exprime classiquement par trois attitudes, dont nous allons développer ici les dimensions en théologie sociale : le témoignage (marturia), le service (diaconia), l’anticipation (liturgia).
a) Marturia
« Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence » (Rm 1 20). La connaissance, pour ce qui nous concerne dans ce cours, de la « certaine ressemblance » de la fraternité des hommes avec la vie intime de Dieu peut donc être pressentie par la raison naturelle. Et d’ailleurs comment pourrions-nous en convaincre les infidèles si cette vérité ne correspondait pas à ce qui est, déjà, mystérieusement inscrit en leur cœur.
Mais comme toute vérité divine, cette vérité, en droit accessible à la raison naturelle, lui est devenue en fait difficilement accessible et de manière incertaine car la raison naturelle est, hélas, entravée par le péché. C’est une situation de fait et non pas de droit ! Il s’en suit que la Révélation fait connaître de façon aisée et sûre ce qui était, en droit, accessible à la raison naturelle et lui est devenu, hélas, quasi opaque. C’est que développe Dei Verbum 6, 2ème paragraphe, citant Vatican I.
C’est cela qui fonde l’autorité de l’Eglise en manière doctrinale. Elle proclame ce qu’attend secrètement le cœur de tout homme. Et pour ce qui relève de son enseignement moral, ne requérant pas l’acte de foi comme pour ce qui concerne le dogme, il est d’expérience commune que des non-chrétiens reconnaissent dans son enseignement moral ce qu’ils attendaient et y adhèrent. C’est pourquoi l’enseignement de l’Eglise en matière morale s’adresse « aux hommes de bonne volonté ». C’est pourquoi l’Eglise demande aux chrétiens de rechercher, en matière morale, la vérité morale « unis aux autres hommes » comme le dit Gaudium et Spes 16 : « Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale. »
Historiquement cette vérité a été atrophiée pendant la période réactionnelle de l’Eglise au 19ème siècle et au début du 20ème siècle. Comme nous le verrons en étudiant notre moment culturel, après la Révolution Française et la diffusion de la sécularisation politique au-delà des frontières de la France, l’Eglise a vécu une phase réactionnelle en se posant en contre-société. Son autorité s’est alors exprimée de façon qui, aujourd’hui mais aujourd’hui seulement (attention à l’anachronisme !), nous semble autoritaire. L’accent était mis alors sur ce qui semblait souhaitable, l’affrontement des chrétiens tant avec les libéraux qu’avec les socialistes pour la restauration d’une chrétienté. Et cette part de vérité que l’Eglise enseigne aujourd’hui, de la collaboration avec tous les hommes dans la recherche de la vérité morale, était moins développée. Aujourd’hui l’Eglise est, au moins en Europe, plus marginalisée socialement. Elle ne peut plus prétendre à l’opposition sociale de masse. Elle redécouvre ce qui, à mon sens, est le meilleur d’elle-même : sa capacité à éclairer la conscience de tous les hommes de bonne-volonté.
b) Diaconia
Et ce contexte historique lui fait développer ce qui, traditionnellement, lui est constitutif et qu’on appelle aujourd’hui « l’option préférentielle pour les pauvres ».
De tout temps, en effet, l’Evangélisation s’est accompagnée d’œuvres de miséricorde d’éducation, de soins médicaux, de promotion sociale. Ce n’est pas du clientélisme (l’Eglise éduque, soigne et promeut tout homme et non pas seulement les chrétiens !) mais l’expression de ce qu’il y a de libérateur pour l’homme dans le message évangélique.
Mais plus profondément c’est à partir de ce que vivent les plus pauvres que la Doctrine Sociale de l’Eglise examine les réalités sociales pour y annoncer l’Evangile et en déployer les harmoniques. Ainsi dès Rerum Novarum en 1891, Léon XIII ne donne pas à son Encyclique le titre « Sur la révolution industrielle », ce que laisserait penser les deux premiers mots latins Rerum Novarum par lesquels l’usage veut qu’on désigne une encyclique. Il lui donne comme titre « Sur la condition des ouvriers », manifestant dès le début de la DSE l’angle d’attaque de l’observation sociale que promeut l’Eglise : le parti-pris pour les plus pauvres de la société examinée. Et de décennies en décennies l’Eglise veut être la voix des sans-voix, l’avocate des petits et des humiliés. A partir de 1967 avec Populorum Progressio, c’est la théologie du développement qui aura ce parti-pris, les plus pauvres.
Ce parti-pris pour les pauvres de la DSE s’est renforcée avec la sécularisation progressive, dans de nombreux pays développés, des œuvres sociales et éducatives que l’Eglise avait suscitées et qu’elle gérait depuis des siècles. Cette sécularisation est ambivalente. D’une part historiquement elle a été faite dans une logique laïciste hostile à l’Eglise, comme pour lui ôter un outil d’emprise abusive sur les âmes. Et de fait tous les pouvoirs politiques hostiles à l’Eglise commencent par lui confisquer ses œuvres de miséricorde. Mais d’autre part l’Eglise reconnaît l’autonomie des réalités terrestres (Gaudium et Spes 36), surtout quand la technicité des soins se développe, la compétence des autorités publiques à promouvoir une politique sociale, éducative et sanitaire et même le devoir qu’elles ont de le faire. Si bien qu’aujourd’hui, dans notre pays, les œuvres de miséricorde de l’Eglise, comme le Secours Catholique, ne prétendent plus avoir qu’un rôle symbolique, prophétique, important, décisif certes, mais fort différent de celui qu’avaient les oeuvres de miséricorde de l’Eglise avant la sécularisation.
Toujours est-il que cet allègement de la surface sociale de l’Eglise promeut en elle l’autre aspect de sa diaconie : son parti-pris socio-politique pour les pauvres. Récemment (cf Evangelium Vitae 5) ce parti-pris pour les pauvres a concerné un domaine de la morale qui lui était plus étranger jusqu’ici, la morale familiale et sexuelle. Nous en avons parlé en cours de morale familiale et sexuelle.
c) Liturgia
Par la liturgie l’Eglise anticipe, célèbre déjà, visiblement, sensiblement, la gloire que lui confère l’adoption par Celui qui est déjà glorifié, le Christ Seigneur. Cette gloire, elle en est saisie en permanence dans son être le plus radical, mais le plus souvent de façon cachée. Dans la liturgie s’exprime et se réalise, certes symboliquement, mais au grand jour, l’être profond de l’Eglise.
Or cette liturgie a un impact social fort, d’autant plus que la pauvreté, aujourd’hui, n’est pas tant faite, seulement, d’exploitation économique que d’exclusion sociale, aussi et peut-être même surtout. Or la liturgie socialise, donne de la dignité, de l’espérance par le seul effet de fête dont elle est, entre autres, constituée. C’est ainsi que le catholicisme populaire, mais aussi des grands rassemblements comme ceux de Lourdes, des JMJ, sont une richesse des pauvres et pour les pauvres. Dans un monde froid, opaque, anonyme, désenchanté, l’Eglise sert les pauvres en leur donnant accès à la source ultime de la dignité de tout homme.
Par son témoignage de la vérité, son parti-pris pour les pauvres, la matrice sociale que sont ses célébrations liturgiques l’Eglise est le sacrement de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain. Elle en est le germe, la force, le dynamisme. Même si, pendant de cours de théologie, nous nous attacherons plus au premier aspect, mais aussi au second aspect de la sacramentalité sociale de l’Eglise, il était bon qu’en introduction, nous en déployions touts les harmoniques.
Arnaud de VAUJUAS

Personnalisme et individualisme (3ème cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC Aquitaine en 2013-2014)

Personnalisme et individualisme
(3ème cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC Aquitaine en 2013-2014)

La modernité est un concept, à la fois historique et culturel, complexe et flou, (http://fr.wikipedia.org/wiki/Modernité). Néanmoins il faut se risquer à le cerner quelque peu avant d'aborder l'enseignement anthropologique contemporain de l'Église Catholique, notamment ce qu'en dit le Concile Vatican II (1962-1965).

I L'insularisation du sujet humain moderne: l'homme est un individu.

Risquons-nous, dans le foisonnement d'interprétations de ce qu'est la modernité, à une analyse de l'émergence de l'individualisme qui caractérise, sur le plan anthropologique, cet âge de l'histoire qui débute au seizième siècle et qui de crise en crise, de refonte en refonte, reste prégnant aujourd'hui.

Pour l'anthropologie chrétienne l'homme n'est pas une île. Il ne vit et ne subsiste qu'en relation et interaction avec Dieu, la société, la nature qui sont comme autant de terrains nourriciers pour lui. Si bien qu'il y a synergie d'intérêt entre ces trois 'terrains nourriciers' et l'homme. Plus les relations sont harmonieuses entre Dieu et l'homme, entre la société et l'homme, entre la nature et l'homme, mieux se portent l'homme, Dieu, la société et la nature.

Or le déploiement incessant des sciences et des techniques depuis le seizième siècle modifie l'image statique du cosmos qu'avait l'homme jusqu'ici, discrédite, met sur la défensive les autorités civiles et religieuses qui vivaient et se justifiaient dans le cadre de représentations culturelles qui deviennent obsolètes. Se créent alors des tensions entre les 'Anciens' et les 'Modernes' d'où le terme de modernité (http://fr.wikipedia.org/wiki/Querelle_des_Anciens_et_des_Modernes ; http://www.universalis.fr/encyclopedie/anciens-et-modernes/).

La modernité se caractérise donc par le développement de l'esprit critique qui va jusqu'à dresser l'homme en méfiance face voire contre ce qui, néanmoins, lui reste indispensable: Dieu, la société, la nature.
L'individu moderne se dresse face voire contre Dieu: ce qui est arraché à Dieu en terme de toute-puissance, d'omniscience par le progrès scientifique est attribué à l'homme. Par exemple, la médecine scientifique est plus efficace que la prière pour guérir de bien des maladies...
Les hiérarchies sociales et politiques prémodernes sont perçues comme tyranniques et les révolutions démocratiques arrachent aux rois obsolètes le pouvoir politique pour l'attribuer au Peuple...
La Nature dont il fallait se protéger jusqu'alors est maîtrisée, domptée, chosifiée jusqu'à devoir désormais être protégée sous peine d'être épuisée, polluée.

Bref on passe d'un régime d'intérêts convergents entre Dieu, la société, la nature d'une part et l'homme d'autre part à un régime de concurrence. L'homme moderne, pour devenir lui-même doit s'émanciper de ce en quoi il s'enracinait jusqu'ici et qui lui paraît désormais l'aliéner... Le sujet émerge face voire contre ce dont il est issu et dont il avait jusqu'ici besoin.

Faute de recevoir de la Tradition des réponses pertinentes sur ses raisons de vivre, le Sujet moderne va sécréter lui-même sa vie spirituelle, sa vie sociale, va modifier la Nature selon ses besoins et ses désirs grâce au génie opératoire éblouissant qui caractérise les sciences et les techniques "modernes". La Tradition est disqualifiée, "obscurantiste"...

Nous vivons ce temps, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur car, indéniablement, l'éclatement incessant des sociétés cohésives de proximité permet la créativité, y oblige même. Nul ne peut plus évoquer seulement l'autorité de la Tradition pour justifier son attitude face aux questions existentielles: d'où vient-on, où va-t-on, que fait-on sur cette terre, etc. ? L'heure n'est plus aux héritiers mais aux défricheurs pour ce qui est de cette 'grammaire élémentaire de l'existence'... Et, certes, il est plus satisfaisant, plus passionnant d'intérioriser et de métaboliser ces questions que de les recevoir du consensus social en prêt-à-porter, en prêt-à-croire... Du moins pour ceux qui sont capables de faire ce travail titanesque de défrichage et d'élaboration individuelle de ses raisons de vivre...

Mais pour le pire aussi. Car malheur à ceux qui ne peuvent et/ou ne veulent pas vivre ainsi, en permanence sur la brèche quant aux raisons de vivre. Malheur à ceux qui ne courent pas assez vite dans leur tête pour se situer de manière responsable face au déferlement permanent de nouvelles questions éthiques, métaphysiques, politiques. Ce  déferlement permanent de questions nouvelles n'est pas dû à quelque complot de subversifs malveillants mais aux innovations scientifiques incessantes et à la mondialisation qui, brassant les idées et les populations, produit une macédoine de cultures broyées par ce brassage. Aux réponses, autrefois  tranquillement proposées par la société et acceptées par le plus grand nombre, succède un vide qui pousse les plus fragiles à la solitude, à la perte du goût de vivre et provoque l'éclatement communautariste de la société...

Une question sans intérêt serait de discuter si le christianisme est du côté ou des Anciens ou des Modernes. Le christianisme n'est une force d'appoint pour personne dans une querelle qui lui est contingente. Il préexistait à la modernité et lui survivra... Le christianisme ose se prétendre catholique c'est-à-dire universel et pense avoir une Bonne Nouvelle à proposer à toute personne en toute circonstance... Il proposera toujours l'Évangile qui sera toujours et entendu par certains et combattu par d'autres et qui, chez tous, disciples ou adversaires, déclenchera toujours un combat spirituel permanent pour peu qu'on veuille bien l'écouter dans sa radicalité, dans sa virulence, dans sa véhémence. Et ce, jusqu'à la fin des temps...

Car le christianisme prétend que, dans le tourbillon parfois déboussolant de l'histoire, il y a un invariant à inventorier en permanence: l'homme est à l'image de Dieu, et du Dieu trinitaire. Cet invariant est à explorer en permanence, disons-nous. Eh bien, explorons-le !

II Surgissement du concept de 'personne' pour parler... de Dieu!

Dès que, dans l'Empire Romain, les persécutions contre l'Église ont cessé au début du quatrième siècle de notre ère, les chrétiens ont pu réfléchir et débattre en toute liberté sur le contenu de leur foi. Lors de sorte de congrès, qu'on appelle conciles œcuméniques,  ils se sont précisés et ont promulgué des 'symboles de foi', des 'credo', c'est-à-dire des synthèses de ce qu'ils croyaient, que l'on proclame toujours aujourd'hui lors des messes du dimanche, notamment le credo de Nicée-Constantinople (325-381).

L'enjeu était de comprendre qui était le Christ, comment s'articulait en lui son humanité et sa divinité. Et quelles relations existaient entre ce qui apparaissait comme trois entités divines: le Père de Jésus, que celui-ci priait et à qui il disait obéir, Jésus lui-même manifestant une prétention divine et l'Esprit-Saint répandu dans le cœur des disciples à la Pentecôte, cinquante jours après Pâques...

Israël, d'où était issu Jésus, brandissait avec fierté l'étendard menacé du monothéisme. Il était un minuscule petit peuple sans indépendance politique, à la marge d'un empire mille fois plus puissant que lui et qui, lui, était polythéiste. Or voici que surgit en Jésus un prédicateur qui, aux yeux de beaucoup de Juifs ses concitoyens, d'une part, réveille, réanime les accents les plus authentiques de la foi traditionnelle d'Israël et qui, d'autre part, manifeste une prétention divine qui va s'avérer bien difficile à concilier avec le monothéisme identitaire d'Israël... Jésus gène... Il en mourra... Mais avant sa mort il dira qu'il enverra un autre être divin, l'Esprit-Saint, qui animant le cœur de ses disciples leur permettra de continuer sa mission en son absence... (Jn 14)

Jésus, donc, mourra. Mais de nombreux disciples diront l'avoir vu vivant pendant quarante jours après sa mort, ressuscité. Avant son départ définitif, à l'Ascension, il enverra ses disciples "baptiser les nations au Nom (au singulier) du Père et du Fils et du Saint-Esprit" (Mt 28, 19).

Voilà ce que devaient s'efforcer de comprendre les chrétiens trois siècles et demi après les événements: comment concilier le monothéisme et trois entités divines... La tâche était ardue. D'une part, cette foi était dynamique, convainquant un nombre croissant de sujets de l'empire et débordant même au-delà des frontières. On estime à un sujet de l'Empire sur six les adeptes de la nouvelle religion au début du quatrième siècle. Et cela malgré des persécutions parfois brutales et sanguinaires (ou à cause d'elles !). D'autre part il y avait, dans l'Empire et au-delà, une forte présence juive (un sujet sur dix environ)  de la religion d'où (et contre qui) était issue la nouvelle religion. Enfin les divers protagonistes (chrétiens, juifs, païens) étaient divisés entre eux. On appellera hérésies les courants qui ne triompheront pas dans ce débat passionné et séculaire...

Pour la première fois depuis l'apparition de l'Église, on s'est alors servi de mots non bibliques pour s'expliquer, de mots issus de la culture environnante, de la culture gréco-romaine. Inéluctablement quand une conviction forte, charpentée, se sert des mots de la culture environnante pour se dire, elle modifie quelque peu le sens des mots qu'elle emprunte... Et, en retour, le sens évolué du mot emprunté modifie la compréhension qu'on en avait dans la culture d'où il était issu, à proportion de l'importance sociale et intellectuelle du groupe emprunteur. Or le christianisme aura une importance croissante après la cessation des persécutions qu'il subissait.

C'est ainsi que le mot de personne, persona en latin, prosopon en grec, a exprimé  tant ce qu'était le Christ, Dieu et homme, que ce qu'étaient les trois entités de la Trinité.

Sur le plan christologique, on dira que le Christ a deux natures en une personne. Comme chacun de nous est et totalement le fils (ou la fille) de son père et totalement le fils (ou la fille) de sa mère; et non pas à moitié le fils (ou la fille) de son père et à moitié le fils (ou la fille) de sa mère, le Christ est et totalement Dieu, par son Père, et totalement homme, par sa mère, et non pas à moitié Dieu et à moitié homme, comme le concevaient bien des religions païennes environnantes qui imaginaient des héros, mi-dieux, mi-hommes. Et le Christ, comme chacun de nous, est unifié en étant une seule personne. C'est le dogme de Chalcédoine (451) d'une importance primordiale encore aujourd'hui (http://fr.wikipedia.org/wiki/Concile_de_Chalcédoine).

Sur le plan trinitaire on dira qu'il y a un seul Dieu en trois personnes, Père, Fils, Esprit-Saint.

Voici le credo de Nicée-Constantinople' :

Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant,
créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible,

 Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ,
le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles :
Il est Dieu, né de Dieu,
lumière, née de la lumière,
vrai Dieu, né du vrai Dieu
Engendré non pas créé,
de même nature que le Père ;
et par lui tout a été fait.
Pour nous les hommes, et pour notre salut,
il descendit du ciel;
Par l'Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s'est fait homme.
Crucifié pour nous sous Ponce Pilate,
Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau.
Il ressuscita le troisième jour,
conformément aux Ecritures, et il monta au ciel;
il est assis à la droite du Père.
Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts
et son règne n'aura pas de fin.

 Je crois en l'Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie;
il procède du Père et du Fils.
Avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire;
il a parlé par les prophètes.
Je crois en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique.
Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés.
J'attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir.

On voit la tripartition du texte. Trois entités divines coopèrent à un même œuvre. On les appelle donc des personnes. Dans le sens chrétien du terme, des personnes sont des sujets distincts, aptes chacun à la liberté et à la décision, mais tendant à l'union par la coopération à une même œuvre. Donc plus ces personnes sont distinctes (ce qui est nécessaire à leur décision libre) plus elles sont unies (puisqu'elles usent de leur liberté pour s'unir dans une même œuvre). Et plus ces personnes sont unies, plus elles sont distinctes, car leur union n'est pas fusionnelle mais tend au contraire au renforcement de la nécessaire distinction de l'autre...

Or, de source biblique cette fois-ci (Gn 1 27), l'homme est dit 'à l'image de Dieu'. On attribuera donc le concept non-biblique de personne à l'homme. L'homme, chaque homme, est une personne. Il ne l'est pas au sens où on parlait de personnes avant que l'Église ne se saisisse de ce mot. Il l'est comme image de Dieu, c'est-à-dire comme les personnes divines trinitaires sont des personnes. Développons...

III L'homme, image du Dieu trinitaire, est une personne.

La personne est un individu dont la caractéristique principale est d'être apte à la relation, c'est-à-dire à l'union dans la distinction. Un individu est l'élément indivisible d'un ensemble. L'homme est donc un individu, c'est indéniable: c'est l'élément indivisible de l'ensemble humanité. Mais en tant que personne sa caractéristique principale, c'est d'être apte à la relation.

a) la relation, l'altérité, l'amour

Deux éléments composent la relation personnelle, l'altérité et l'amour. L'altérité (http://fr.wikipedia.org/wiki/Altérité) peut se comprendre en réfléchissant aux trois personnes grammaticales: je, tu, il. L'altérité advient quand Je dis 'Tu' à quelqu'un. Elle se distingue donc de la subjectivité, quand Je dis Je, et de l'extrinsécisme quand Je dis 'Il'.

Dire Je, c'est dire ma vie intérieure, ma subjectivité: mon ressenti, mon opinion, ma volonté. Mais ma vie intérieure ne peut pas ne pas tendre à se dire à une autre vie intérieure qui du coup devient un Tu, une altérité. Je Te dis ceci que je ressens, que je pense, que je veux.

Mais si je parle d'un tiers, c'est-à-dire d'une personne apte à la relation mais avec qui Je et Tu ne sont pas actuellement en relation je le désigne comme Il. Je est une subjectivité, Tu est une subjectivité avec qui je suis en relation: une altérité, Il est une subjectivité avec qui je ne suis pas en relation: il m'est extrinsèque.

Faire l'expérience de l'altérité, c'est faire une expérience de la contingence dont nous avons parlé au premier cours. Pour mémoire, est contingent ce qui se distingue du nécessaire, ce qui est de fait, mais non de droit, ce qui aurait pu ne pas être. Or l'autre à qui je veux dire mon ressenti, mon opinion, ma volonté, et donc que j'interpelle en lui disant 'Tu', peut ne pas entrer dans la relation que je lui propose. Il peut ne pas m'écouter, ne pas se situer en vie intérieure, en subjectivité, recevant ce que je dis, me recevant.

Par exemple, je peux avoir un vif ressenti à la suite d'un match de football ou après avoir vu un film de telle façon que j'ai 'besoin' de partager mon ressenti avec quelqu'un... Mais celui avec qui je veux partager mon ressenti peut ne pas m'écouter, ne pas me recevoir. Après tout, tout le monde a le droit de parler mais personne n'a le droit d'être écouté... Soit par indifférence, parce qu'il ne s'intéresse pas au football, ou n'a pas vu le film. Soit par hostilité parce qu'il me déteste et ne veut pas permettre le déploiement de ma vie intérieure qui, pour s'épanouir, a besoin de s'exprimer à quelqu'un de bienveillant. Ces deux façons de ne pas m'écouter relègue, éloigne la personne non écoutée du rang de Tu au rang de Il.

Mais je peux aussi ne pas être écouté malgré les apparences, comme un autre, un Tu, qui a sa vie intérieure, sa subjectivité propres car celui qui m'écoute est mû par la possessivité, par le désir plus ou moins conscient de l'annexion. Le déni d'altérité de celui à qui je veux parler réduit alors mon ressenti au sien, m'annexe pour conforter son ressenti à lui, me manipule pour faire coïncider ma vie intérieure à la sienne... Là le Tu es annexé par le Je. Autre forme de déni d'altérité !

On voit donc que la relation à l'autre ne relève pas seulement de l'aptitude à l'altérité mais aussi de la volonté de déployer, de développer cette aptitude sans rejet de l'autre et sans annexion de l'autre à moi-même... On appelle cette volonté l'amour. Aimer quelqu'un c'est vouloir qu'il soit de plus en plus lui-même grâce à mon écoute, à ma présence bienveillantes, à mon regard bienveillant. L'altérité n'est pas seulement la différence respectée, elle est la différence comprise comme révélant à lui-même celui qui est accueilli par le différent, l'autre, plus qu'il ne pourrait se comprendre lui-même seul. C'est le phénomène de l'amour: "Je suis plus moi-même sous ton regard aimant que je ne le serais seul. Et réciproquement, tu es plus toi-même sous mon regard aimant que tu ne le serais seul." Nous verrons en quoi c'est, sur le plan logique, aporétique.

La relation aimante à l'autre est toujours en péril à cause du mal, des multiples blessures, des refus, du péché présents au cœur de tout homme. On appelle vie spirituelle la vie intérieure en ce qu'elle veut librement et volontairement se déployer, s'approfondir, progresser grâce à la relation aimante aux autres. Pour le croyant la relation aux autres humains est chemin, pédagogie vers la relation avec l'Autre ultime, l'Autre avec un grand A , qui est Dieu. Saint Augustin dira que Dieu m'est plus intérieur à moi que moi-même.

La vie spirituelle est donc un combat permanent, choisissant l'amour plutôt que l'indifférence, le sens plutôt que l'absurde, la vie plutôt que la mort. En effet la pesanteur du mal, du découragement menace toujours... Nous avons suffisamment de lumière pour avoir confiance en l'amour raisonnablement, mais non pas une lumière telle que notre liberté soit contrainte...

b) Liberté personnelle et liberté individuelle

  La liberté, dans l'anthropologie chrétienne, est cette aptitude à choisir (et donc à pouvoir refuser) la relation. Quand deux subjectivités, deux vies intérieures se rencontrent, consentent à être présentes l'une à l'autre, s'écoutent l'une l'autre, dialoguent, elles se déploient, se développent, s'épanouissent l'une grâce à l'autre, plus que si elles étaient restées seules de leur côté sans s'être rencontrées. C'est l'expérience commune de l'enrichissement réciproque réussi de deux personnes qui s'ouvrent l'une à l'autre.

Or la liberté, qui est l'aptitude à accepter ou à refuser la relation, fait partie intégrante de la vie intérieure qui se déploie, s'épanouit précisément dans la relation. Plus je suis en relation libre, vraie, profonde avec autrui, plus je suis moi-même. Et plus je contribue à ce que chacun de ceux avec qui je suis en relation libre, vraie, profonde, soit lui-même.

On voit l'aporie logique: plus je suis dépendant d'autrui plus je m'épanouis donc plus je suis libre puisque la liberté fait partie de moi... C'est l'aporie logique de l'amour... La liberté se déploie dans la relation, l'amour, elle dépérit sans relation, sans amour... On appelle 'péché' le refus de relations qui pourraient être fécondes, favorables pour le déploiement de ma vie et celle des autres.

Néanmoins si la liberté est à l'issue de la relation aimante, elle est aussi à son origine. On ne peut avoir de relations aimantes que libres bi-latéralement. La tradition catholique appelle libre-arbitre la liberté initiale de l'acte de rentrer en relation avec autrui. La liberté ne se réduit pas au libre-arbitre, mais le libre-arbitre est le germe de la liberté...

Nous avons vu en quoi la modernité suscite l'individuation de l'homme. L'obsolescence des représentations culturelles prémodernes pousse l'homme à s'insulariser, nous l'avons vu. L'homme moderne, de façon quelque peu adolescente, tend à confondre liberté et libre-arbitre. C'est ce qu'exprime l'adage: "Ma liberté s'arrête là où celle des autres commence". Dans une telle compréhension de la liberté, tout le monde est en concurrence avec tout le monde, tout le monde est bridé, brimé, castré dans son élan vital par tout le monde. C'est la guerre de tous contre tous !

Dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, on lit :
Art. 4. - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Ce que l'on retrouve dans la deuxième Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (préambule de le Constitution du 24 juin 1793) sous une forme légèrement différente :
Article 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. (http://www.languefrancaise.net/forum/viewtopic.php?id=5108)

Pour nous autres, chrétiens, cette liberté réduit au libre-arbitre n'est que l'embryon de la liberté, une liberté qui n'a pas expérimenté le relation aimante qui épanouît la vraie liberté. C'est une liberté individuelle mais non pas personnelle...

Conclusion

Les conséquences sont considérables sur le plan éducatif. Pour les chrétiens, éduquer c'est introduire, pas à pas, dans l'expérience de la relation aimante qui est épanouissante. L'acquisition des connaissances, l'exploration de la personnalité et des dons de chaque élève, se fait dans cette relation aimante et est finalisée par elle. Nous ne formons pas des petits requins condamnés au 'struggle for life', mais des hommes et des femmes aptes à la relation humaine seule source des vraies joies pour tous et pour chacun.

Arnaud de VAUJUAS,
ISFEC Aquitaine ,
Décembre 2013.