vendredi 15 novembre 2013

Fragilité, salut, amour (à l'ISFEC-Aquitaine le 15 Novembre 2013)

Fragilité, salut, amour
(2ème Cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC-Aquitaine en 2013-2014)

 Dans le premier cours nous avons vu comment, selon la Bible, l'homme est créé puissant, fragile, avide de relation, responsable et candide. Mais nous n'avons pas pu cacher que quelques éléments dramatiques étaient en place, dans le second récit de création, laissant penser au début d'une histoire.

Une histoire est une séquence de faits non totalement liés les uns aux autres par une relation de nécessité de telle façon qu'il y a un suspense impliquant pour le lecteur, c'est-à-dire l'invitant à rentrer en quelque sorte dans le récit raconté... Si les faits racontés sont trop liés les uns aux autres par la nécessité, le récit est ennuyeux et les lecteurs "décrochent". Si les faits racontés sont trop peu liés par la nécessité entre eux, le récit est incohérent, insaisissable, incompréhensible et là aussi les lecteurs "décrochent". Il faut  la bonne dose et de prévu et d'imprévu pour que les lecteurs soient accrochés. Gageons que la Bible est un récit passionnant vu le nombre de personnes qui sont saisies par ce qui y est raconté, personnes de toute race, langue, peuple, culture, depuis 3000 ans environ...

L'objet central de ce récit qu'est la Bible, ou plutôt de cet ensemble de récits, est le surgissement du mal et le salut pour sortir de ce mal. Nous ferons quatre sondages dans cet ensemble de récits: Adam et Ève, Moïse, le Serviteur Souffrant d'Isaïe évoquant Jésus de Nazareth, Paul de Tarse. Nous verrons comment les disciples de Jésus en viennent à chanter pendant la nuit de Pâques: "Heureuse faute d'Adam qui nous valut un tel Sauveur"(http://fr.wikipedia.org/wiki/Exultet)

I "Heureuse faute d'Adam qui nous valut un tel Sauveur"

Comment peut s'opérer un tel renversement où le malheur de la transgression initiale devient occasion de jubilation ultime, renversement en quoi consiste le salut. Cela vaut le coup de commencer par regarder à la loupe le récit de la transgression initiale...

le roque insinué par le serpent
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Roque_(échecs))
« 2 4b Le jour où le SEIGNEUR Dieu fit la terre et le ciel, 5 il n’y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs, et aucune herbe des champs n’avait encore germé, car le SEIGNEUR Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol ; 6 mais un flux montait de la terre et irriguait toute la surface du sol. 7 Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant. 8 Le SEIGNEUR Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. 9 Le SEIGNEUR Dieu fit germer du sol tout arbre d’aspect attrayant et bon à manger, l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.
10 Un fleuve sortait d’Eden pour irriguer le jardin ; de là il se partageait pour former quatre bras. 11 L’un d’eux s’appelait Pishôn : c’est lui qui entoure tout le pays de Hawila où se trouve l’or 12 – et l’or de ce pays est bon – ainsi que le bdellium et la pierre d'onyx. 13 Le deuxième fleuve s'appelait Guihôn; c'est lui qui envahit tout le pays de Koush. 14 Le troisième fleuve s'appelait Tigre; il coule à l'orient d'Assour. Le quatrième fleuve, c’était l’Euphrate.
15 Le SEIGNEUR Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder. 16 Le SEIGNEUR Dieu prescrivit à l’homme : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, 17 mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. »
18 Le SEIGNEUR Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée. » 19 Le SEIGNEUR Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’homme avait pour nom « être vivant » ; 20 l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs, mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée. 21 Le SEIGNEUR Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. 22 Le SEIGNEUR Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. 23 L’homme s’écria « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise. »
24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. 25 Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte. »

« 3 Or le serpent était la plus astucieuse de toutes les bêtes des champs que le SEIGNEUR Dieu avait faites. Il dit à la femme : « Vraiment ! Dieu vous a dit : “Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin”... » 2 La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin, 3 mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir.” » 4 Le serpent dit à la femme : « Non, vous ne mourrez pas, 5 mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. »
6 La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance. Elle en prit un fruit dont elle mangea, elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il en mangea. 7 Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes.
« 8 Or ils entendirent la voix du SEIGNEUR Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L’homme et la femme se cachèrent devant le SEIGNEUR Dieu au milieu des arbres du jardin. 9 Le SEIGNEUR Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu ? » 10 Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu, et je me suis caché. » – 11 « Qui t’a révélé, dit-il, que tu étais nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais prescrit de ne pas manger ? » 12 L’homme répondit : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé. »
13 Le SEIGNEUR Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là ? » La femme répondit : « Le serpent m’a trompée et j’ai mangé. »
14 Le SEIGNEUR Dieu dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les bestiaux et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. 15 Je mettrai l’hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci te meurtrira à la tête et toi, tu la meurtriras au talon. »
16 Il dit à la femme : « Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera. »
17 Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, 18 il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. 19 A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. »
20« L’homme appela sa femme du nom d’Eve – c’est-à-dire La Vivante –, car c’est elle qui a été la mère de tout vivant. 21 Le SEIGNEUR Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. 22 Le SEIGNEUR Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Maintenant, qu’il ne tende pas la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre à jamais ! »
23 Le SEIGNEUR Dieu l’expulsa du jardin d’Edens pour cultiver le sol d’où il avait été pris. 24 Ayant chassé l’homme, il posta les chérubins à l’orient du jardin d’Eden avec la flamme de l’épée foudroyante pour garder le chemin de l’arbre de vie. »

Traduction Œcuménique de la Bible

Les règles du jeu d'échecs permettent, dans certaines circonstances, de mettre une pièce centrale (le Roi) en périphérie et une pièce périphérique (la Tour) au centre. C'est le 'roque', grand ou petit, décrit dans l'article de Wikipédia ci-dessus cité en note. Voyons comment cette figure permet de comprendre l'action du Serpent de la Genèse, comment le mal surgit dans l'histoire de l'humanité...

1*) En effet on voit au verset 9 du chapitre 2 que le 'SEIGNEUR Dieu' fait germer deux arbres dotés d'un nom:
"l'arbre de vie" situé localement "au milieu du jardin"
"l'arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais", non situé localement mais dont on peut déduire que s'il n'est pas au centre (la place est occupée), il est, relativement, en périphérie.

2*) L'interdit (versets 16-17)
est précédé d'une autorisation générale: "Tu pourras manger de tout arbre du jardin" (verset 16)
est relatif à l'arbre 'périphérique': "mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais" (verset 17). Ainsi l'interdit est périphérique  par rapport à la vie, centrale, qu'il permet...

3*) Le serpent "astucieux" (3 1) inverse d'abord l'autorisation générale en la radicalisant au passage: "Vraiment! Dieu vous a dit: 'Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin'..."

4*) Ève se défend, bien au départ, en restaurant l'autorisation générale (verset 2): "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin". Mais incidemment apparaît le "fruit" des arbres, jusqu'ici absent, c'est-à-dire l'objet parcellaire qui devient ipso facto objet de concupiscence... Nous en reparlerons...

5*) Et d'ailleurs cet objet parcellaire (devenu par le fait même objet de concupiscence) prend dans le discours d'Ève la place centrale, faisant donc roque avec l'arbre de vie (verset 3): "Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: 'Vous n'en mangerez pas...'"

6*) Le serpent, dès lors a toutes les chances de se faire entendre. Dieu en devenant, dans le discours d'Ève, celui qui édicte de façon centrale l'interdit devient un Dieu méchant castrateur. Son interdit n'est plus périphérique, il ne permet plus de vivre en protégeant la vie centrale. Il est central, il empêche de vivre, par jalousie (verset 5). Il faut donc transgresser cet interdit abusif...

Ce qui devient objet de concupiscence le devient car il est perçu comme objet parcellaire. Ce qui était objet d'autorisation générale ou d'interdiction spécifique c'était des arbres, pas des fruits, (2 16-17) et ces arbres, le 'SEIGNEUR Dieu' les avait fait germer... Ils étaient habités par la présence du 'SEIGNEUR Dieu'. Celui-ci n'a jamais parlé de fruit...

Dès lors qu'Ève est ébranlée dans sa confiance en Dieu (qui dans la bouche du Serpent devient 'Dieu' tout court et non plus le 'SEIGNEUR Dieu') les arbres ne lui apparaissent plus que sous l'aspect où ils lui sont utiles et plaisants, leurs fruits. C'est cela la concupiscence, voir les choses du point de vue plaisant pour moi et non plus habitées de la présence de Celui dont elles émanent... La concupiscence c'est le regard possessif, centripète sur la création et non plus oblatif, centrifuge.

Et, logiquement, immédiatement, le premier objet parcellaire qui deviendra objet de concupiscence c'est le sexe d'Adam et Ève (verset 7). On a vu en quoi l'être humain de sexe opposé comblait seul(e) la solitude de l'autre (2 23-24). Dès lors qu'Adam et Ève prennent le pli de voir avant tout la création, non plus habitée de la présence du 'SEIGNEUR Dieu', mais utile et agréable pour eux, le sexe de l'autre est perçu, de la même façon, comme d'abord utile, plaisant pour soi et non plus, avant tout, comme habité de la présence oblative de l'autre. L'autre, dès lors, se défend, est rétif à se laisser réduire à n'être que l'objet de la possessivité de son partenaire. C'est l'apparition de la pudeur. "Le pur phénomène de la pudeur, dira Scheler, consiste en la résistance pour ainsi dire "angoissée" qu'oppose l'individu à être englouti par l'universel et le général" ( M. Scheler, La pudeur, Paris, Aubier, 1952, p. 33
http://books.google.fr/books?id=Wo8Dod5shvMC&pg=PA170&lpg=PA170&dq=pudeur+résistance+à+réduction+à+l'universel&source=bl&ots=-oymrZhSDW&sig=Ba8aqNGTz4IqiOs-vXM7M9BSW_I&hl=fr&sa=X&ei=LmByUozeKMPA0QWdx4BI&ved=0CDEQ6AEwAg#v=onepage&q=pudeur%20résistance%20à%20réduction%20à%20l'universel&f=false)

Dès lors, c'est l'ensemble de la création qui deviendra pénible pour l'homme car désertée de la présence confiante du créateur. L'accouchement (verset 16), le travail (verset 17) seront occasion de souffrance. Dès avant la transgression l'homme était fragile. Désormais il est blessé, encore plus fragile.

L'attitude de Dieu sera de tâcher de renouer avec l'homme, de rétablir la confiance. Dieu habitera de nouveau la création mais beaucoup plus densément, non plus avant tout par présence immanente comme Créateur mais par incarnation comme Sauveur. C'est en cette densification de la présence de Dieu au pécheur que consiste le salut. La transgression devient occasion d'être plus densément présent au transgresseur. Oui heureuse transgression qui nous vaut une telle présence renforcée...

Mais pour que l'homme, désormais habité par le supplice de Tantale de la concupiscence ne vive pas indéfiniment dans cette situation douloureuse, le 'SEIGNEUR Dieu' va placer une compagnie de CRS (Gn 3 24) pour interdire à l'homme l'accès à l'arbre de vie. L'accès à l'arbre de vie procurait à l'homme ce qu'on appelle le don préternaturel d'immortalité (http://www.fsj.fr/forums/viewtopic.php?f=5&t=1188). Sans accès à l'arbre de vie l'homme redevient mortel... Mais de malheur la mort corporelle deviendra, avec la Résurrection de Jésus, chemin de salut.

Le récit biblique de la transgression initiale montre combien est limitée la responsabilité de l'homme, combien cette transgression ne lui est que partiellement imputable car il avait à faire à plus malin que lui. Mais la véritable responsabilité de l'homme va maintenant être de saisir ou non les perches que va lui tendre Dieu dans l'histoire du salut.

Du point de vue éducatif, donc, il est important de bien articuler trois éléments de la compréhension chrétienne du mal et de la culpabilité :
Oui le mal existe et sa conséquence la plus funeste est de rendre l'homme captif, asservi à ses passions, à sa possessivité égocentrée, rendant difficiles la plus grande joie de la vie: l'amour centré sur l'être aimé.
Non l'imputabilité du mal commis par l'homme n'est pas entière: il y a une force spirituelle malicieuse préexistante à l'homme plus maligne que l'homme et qui le trompe. Rien n'est plus déculpabilisant que le dogme chrétien du péché originel bien compris.
Oui il y a bien une responsabilité de l'homme dans le drame du mal; elle n'est pas tant, donc, de l'avoir commis, que d'accepter de sortir de cette ornière en renouant avec la logique de l'amour à l'invitation du seul être dont la liberté n'est pas entamée par le mal: Dieu.

Rentrons donc dans la saga de la confiance renouée... Avec Moïse apparaît la première figure du Dieu-Amour cherchant à renouer avec l'homme: le "Dieu qui voit la misère de son Peuple".

b) Le Dieu de Moïse "qui voit la misère de son peuple"

La conséquence de la transgression initiale a été de rendre et l'accouchement (Gn 3 16) et le travail (Gn 3 17) pénibles. C'est donc près d'un peuple d'esclaves menacé de génocide par meurtre de ses nouveaux-nés mâles que Dieu, vers 1350 avant notre ère, va commencer à renouer l'Alliance avec l'homme mise à mal par l'antique transgression. Les Hébreux (dont le Dieu est le Dieu des ancêtres du peuple: le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob) sont esclaves des Égyptiens.

- Le Dieu du Buisson Ardent

Résumons la vie de Moïse (Exode 1 et 2) [L'Exode (abrégé en Ex) est le second livre de la Bible après la Genèse] avant l'épisode du Buisson Ardent (Ex 3) que nous lirons ci-dessous. Alors que l'ordre était donné de tuer tous les nouveaux-nés mâles du peuple Hébreux, Moïse, un rescapé de ce génocide infantile, est élevé à la cour des oppresseurs de son peuple, la cour de Pharaon. Devenu adulte il prend le parti de son peuple d'origine. Recherché par la police de Pharaon, il s'exile au désert, se marie là et devient berger...

«3 1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb. 2 L’ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré. 3 Moïse dit : «Je vais faire un détour pour voir cette grande vision : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ?» 4 Le SEIGNEUR vit qu’il avait fait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : «Moïse ! Moïse !» Il dit : «Me voici !» 5 Il dit : «N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte.» 6 Il dit : «Je suis le Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob.» Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu. 7 Le SEIGNEUR dit : «J’ai vu la misère de mon peuple en Egypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. 8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Egyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l’Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite. 9 Et maintenant, puisque le cri des fils d’Israël est venu jusqu’à moi, puisque j’ai vu le poids que les Egyptiens font peser sur eux, 10 va, maintenant;  je t’envoie vers le Pharaon, fais sortir d’Egypte mon peuple, les fils d’Israël.»
11 Moïse dit à Dieu : «Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d’Egypte les fils d’Israël ?» –  12 « JE SUIS avec toi, dit-il. Et voici le signe que c’est moi qui t’ai envoyé : quand tu auras fait sortir le peuple d’Egypte, vous servirez Dieu sur cette montagne.»
13 Moïse dit à Dieu : «Voici ! Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : Quel est son nom ? – que leur dirai-je ?» 14 Dieu dit à Moïse : «JE SUIS QUI JE SERAI.» Il dit : «Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : JE SUIS m’a envoyé vers vous.»
 
Ainsi se vit une étape majeure, dans l'histoire de l'humanité, vers le monothéisme. Dieu, dont le nom passe du particulier (le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob) à l'universel (JE SUIS ou JE SUIS QUI JE SERAI) s'affirme, dans cette mutation, comme 'voyant la misère de l'homme', 'venant le délivrer'. On aurait pu s'attendre à ce que celui qui dit être la subjectivité ontologique radicale (JE subjectif SUIS verbe être) soit perçu comme garant de l'harmonie, de l'ordre (donc du désordre) établis. Non, il voit d'abord la misère de l'homme. C'est le Dieu d'un peuple d'esclaves...

Il est important de voir l'ordre, le processus par lequel s'articule l'expression de la compassion de Dieu et la révélation de son Nom. Dans un premier temps Dieu se dit le Dieu particulier (verset 6: "Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob") du peuple dont Moïse est membre, ce qui, souvenons-nous en, lui a coûté cher. Car Moïse, le premier avait compati à la misère du peuple dont il avait été extrait pour être agrégé au peuple des oppresseurs... Cela lui avait valu de devoir s'enfuir au désert car il avait la police des oppresseurs à ses trousses... Donc Moïse est sur la même longueur d'onde que le Dieu particulier de son peuple et il est prêt à entendre que ce Dieu, comme lui, est compatissant à la misère de leur peuple (verset 7)... La rencontre de ces deux compatissants les fait passer de la passivité à l'action... Dieu envoie Moïse voir Pharaon (verset 10). C'est alors et alors seulement que Moïse demande au Dieu de son peuple particulier son NOM mais pour le dire non pas à Pharaon, qui va bien, mais aux Hébreux qui souffrent (versets 13-14).

L'anthropologie biblique du Nom est primordiale, avec des conséquences importantes sur le plan éducatif. Le Nom n'est pas seulement le caractère spécifique d'un élément permettant de le distinguer dans un ensemble dont il fait partie. Pour cela un numéro suffirait. Mais réduire le nom à cette fonction ne rend pas compte, quand il s'agit d'êtres doués d'aptitude spirituelle à décider (hommes ou Dieu), du caractère de personne de ces êtres. Le Nom désigne la personne dont l'aptitude à décider est susceptible d'agréger autour d'elle d'autres personnes aptes à agir de concert avec elle. En ce sens le Nom peut être délégué. Le responsable d'un groupe, association, entreprise ou État, peut envoyer un collaborateur agir en son Nom...

Il est donc important de voir que le Nom de Dieu surgit dans la Bible quand deux compatissants, Moïse et le 'Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob', rentrent en résonance et  passent à l'action. Nous verrons, au long de ce cours, que l'amour est la résonance de deux vulnérabilités. L'amour seul rend unique l'être aimé, le rend irremplaçable car il a dévoilé sa vulnérabilité. L'amour seul donne un Nom à l'être aimé. Ici c'est Dieu qui donne son Nom. Il met à jour sa vulnérabilité de compatissant... Il donne emprise sur lui-même: Moïse agira en son Nom...

Les Hébreux, puis les Juifs, auront un respect croissant pour le Nom de l'Éternel, jusqu'à ne plus le prononcer ou l'écrire. Quant aux chrétiens ils ont conscience d'être baptisés au Nom (au singulier) du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

- le Dieu des Dix Paroles

Avançons : maintenant les Hébreux sont libérés de l'esclavage et ils sont au désert. Dieu leur donne une Loi : les Dix Paroles en Ex 20:



«Et Dieu prononça toutes ces  paroles :
2 «C’est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude :
3 Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi.
4 Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. 5 Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, un Dieu exigeant, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations – s’ils me haïssent – 6 mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations – si elles m’aiment et gardent mes commandements.
7 Tu ne prononceras pas à tort le nom du SEIGNEUR, ton Dieu, car le SEIGNEUR n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort.
8 Que du jour du sabbat on fasse un mémorial en le tenant pour sacré. 9 Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage, 10 mais le septième jour, c’est le sabbat du SEIGNEUR, ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, pas plus que ton serviteur, ta servante, tes bêtes ou l’émigré que tu as dans tes villes. 11 Car en six jours, le SEIGNEUR a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le SEIGNEUR a béni le jour du sabbat et l’a consacré.
12 Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le SEIGNEUR, ton Dieu.
13 Tu ne commettras pas de meurtre.
14 Tu ne commettras pas d’adultère.
15 Tu ne commettras pas de rapt.
16 Tu ne témoigneras pas faussement contre« ton prochain.
17 Tu n’auras pas de visées sur la maison de ton prochain. Tu n’auras de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa servante, son bœuf ou son âne, ni sur rien qui appartienne à ton prochain.»

Car ce n’est pas le tout d’être libérés de l’oppression politique, de la violence extérieure. Il faut maintenant se conduire dignement en libérés. Et un libéré ça ne se conduit pas n’importe comment ! Ou alors ça retombe dans l’oppression, mais en imitant l'oppresseur d'hier, dans une oppression plus subtile: celle de la violence intérieure. Car l’oppression extérieure est le symbole d’une oppression plus intérieure: les pulsions de mort et de domination du frère que nous avons tous en nous, à tous les plans, économique et politique, affectif et sexuel. Alors Dieu donne Dix Paroles pour préserver la libération de l’homme et en promouvoir une première intériorisation.

On dit souvent que le Décalogue c’est la Loi naturelle et l’Église l’enseigne. C’est vrai, mais il faut bien voir alors ce que comporte la Loi naturelle. Ce n’est pas qu’une loi de prescriptions positives dans le domaine social. C’est une Loi qui enseigne d’abord la primauté de Dieu libérateur. Ce sont les trois premières paroles qui forment ce qu’on appelle la première table qui concerne les relations entre Dieu et l’homme. De cette première table découle la seconde table qui traite des relations entre hommes : les sept dernières paroles.

Il est primordial, d'un point de vue éducatif de se rendre compte que la Loi morale est seconde par rapport à la libération préalable. La libération de l'esclavage n'est pas obtenue parce qu'on s'est bien comporté. Elle est donnée par bienveillance inconditionnelle de Dieu. Pour préserver cette libération, Dieu donne une loi...




c) Le Serviteur Souffrant

- qui porte le péché du monde

Avec le Serviteur Souffrant d'Isaïe 52-53, préfigurant le Christ en sa Passion, un seuil supplémentaire est franchi. Dieu n'est plus seulement le Dieu compatissant de Moïse, il est celui qui encaisse, qui éponge, qui annihile en Lui le déferlement du mal:

« 52 13Voici que mon Serviteur réussira,
il sera haut placé, élevé, exalté à l’extrême.
14 De même que les foules ont été horrifiées à son sujet
– à ce point détruite,
son apparence n’était plus celle d’un homme,
et son aspect n’était plus celui des fils d’Adam –,
15 de même à son sujet des foules de nations vont être émerveillées,
des rois vont rester bouche close,
car ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté,
et ils observent ce qu’ils n’avaient pas entendu dire.
« 53 1Qui donc a cru à ce que nous avons entendu dire ?
Le bras du SEIGNEUR, en faveur de qui a-t-il été dévoilé ?
2 Devant Lui, celui-là végétait comme un rejeton,
comme une racine sortant d’une terre aride ;
il n’avait ni aspect, ni prestance tels que nous le remarquions,
ni apparence telle que nous le recherchions.
3 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes,
homme de douleurs, familier de la souffrance,
tel celui devant qui l’on cache son visage ;
oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement.
4 En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées,
ce sont nos douleurs qu’il a supportées,
et nous, nous l’estimions touché,
frappé par Dieu et humilié.
5 Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes,
broyé à cause de nos perversités :
la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui,
et dans ses plaies se trouvait notre guérison. »

Ici est le centre de la compréhension du mal et du salut dans le christianisme. La détresse d'autrui, ici de Dieu pour l'homme peut pousser l'amour à son comble: vivre la détresse d'autrui, sa souffrance en ses lieux et place pour l'en délivrer. Comme le dit ce poème d'Isaïe, les rois en auront la bouche close (verset 15). Mais telle est la compréhension biblique du salut, de la rédemption.

- qui s'identifie aux souffrants

Reprenons les étapes de prise en charge par Dieu de l'homme blessé par la transgression initiale. Première étape, le Dieu compatissant de Moïse. Deuxième étape la "satisfaction vicaire", le Christ pressenti par Isaïe comme absorbant la souffrance de l'homme. La troisième étape est l'identification de Jésus avec les souffrants. Le Christ n'est plus sujet compatissant, il est objet de compassion, nous mettant donc en lieu et place du Dieu compatissant de Moïse. De bénéficiaire du salut, l'homme devient coopérateur du sauveur. Lisons l'Évangile selon saint Matthieu chapitre 25:

« 31 Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trôner de gloire. 32 Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres. 33 Il placera les brebis à sa droites et les chèvres à sa gauche. 34 Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 35 Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; 36 nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.” 37 Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? 38 Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? 39 Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en « prison, et de venir à toi ?” 40 Et le roi leur répondra : “En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait»

Ce serait réduire la portée de ce passage que de n'y voir qu'un appel à la générosité altruiste, humanitaire. De même que Dieu en 'voyant la misère de son peuple' à dévoilé sa vulnérabilité, sa consonance avec la souffrance des hommes, il nous révèle que, quand nous consonons aux souffrances d'autrui, c'est à la sienne que nous nous unissons.

d) "ce n'est plus moi qui vis..."

C'est cette résonance de vulnérabilités qui permet à Paul de Tarse de proclamer dans sa lettre aux Galates (chapitre 2):

«19b Avec le Christ, je suis un crucifié ; 20 je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi.»

Oui vraiment au bout de ce chemin on peut comprendre le cri de l'Exultet de la veillée pascale: "Heureuse faute d'Adam qui nous a valu un tel Sauveur". Savoir que la faute peut permettre de rebondir plus haut que d'où on était tombé, voilà l'espérance chrétienne.

La saga biblique permet donc d'affronter la redoutable question du mal et montre le dessein d'un salut tel qu'on peut comprendre l'étonnante tolérance au mal à laquelle semble consentir le Créateur. On est là au point de jonction de la révolte et de la foi. Souvenons-nous que Jésus lui-même a frémi à ce tournant de son histoire, qu'il a été tenté, qu'il s'est écrié à Gethsémani: "S'il est possible que ce calice passe loin de moi... Mais non pas ma volonté mais la tienne, Père" (Mt 26 42). Et souvenons-nous aussi qu'il a dit sur la Croix: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Mt 27 46). Qui ne voit que la Croix est tout à la fois le plus intolérable des films d'horreur et le plus sublime des actes d'amour...

II Le cœur du mystère chrétien toujours contesté

Deux types de contestation s'affrontent à la compréhension catholique du mal et du salut.
Les idéologies, avatar du pharisaïsme

Les adversaires les plus acharnés de Jésus ne sont pas, dans les Évangiles, des non-croyants. Ce sont des croyants fervents mais qui se mettent hors de la question du mal et du salut. Jésus en parle au chapitre 18 de l'Évangile selon saint Luc:

« [Jésus] dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres : 10 « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts. 11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : “O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts. 12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure.” 13 Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : “O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.” 14 Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »

Lisant le récit de la transgression initiale, nous avons vu que le conflit spirituel traverse toute l'humanité, me traverse, traverse l'Église, traverse le monde, traverse ceux avec qui je suis d'accord et ceux avec qui je suis en désaccord sur tel ou tel point. À la fin des temps, certes, le 'Fils de l'Homme' jugera, séparera le bon grain et l'ivraie... En attendant nous sommes dans le temps du conflit spirituel inachevé, du mélange du bon grain et de l'ivraie...

Pour beaucoup cette situation est inconfortable. Elle demande qu'on soit toujours prêt à se convertir, qu'on soit vigilant quant aux attitudes de possessivité, de repli sur soi qui menacent chacun en permanence. Alors que le combat spirituel est transversal, sagittal, beaucoup le frontalise, externalise le mal hors d'eux. C'est, à mes yeux, le mobile principal des échafaudages idéologiques faisant s'opposer politiquement les bons et les mauvais, ceux qui tiennent ce langage se situant bien sûr dans le camp des bons. C'est près des extrêmes, politiques ou religieux (ou anti-religieux), que se situent de telles attitudes... Elles signalent un affaissement spirituel, moral, psychologique, intellectuel...

b) La justification forensique luthérienne

Pour les catholiques la souffrance vicaire (c'est-à-dire souffrance à la place des pécheurs) du Christ justifie totalement les bénéficiaires de cette rédemption, les divinisent. Pour Luther la justification n'est que la non-imputabilité du péché par Dieu, le pécheur étant comme recouvert d'un manteau d'un manteau d'innocence. Si bien que Luther parle du chrétien comme étant à la fois juste et pécheur, (simul justus et peccator). Le débat persiste entre catholiques et protestants: une telle compréhension du salut n'en évite-t-elle pas la radicalité? (http://en.wikipedia.org/wiki/Theology_of_Martin_Luther)

Conclusion

De ce parcours explorant, de façon inéluctablement rapide, l'anthropologie chrétienne quant au mal et au salut, retenons trois points:

Pour le récit biblique de la transgression initiale, l'imputation du mal commis par Ève et Adam est partielle. De quoi travailler à la déculpabilisation de ceux qui se croient totalement conscients et maîtres d'eux-mêmes...
Mais déculpabilisation ne veut pas dire irresponsabilité. La responsabilité de l'homme est de rentrer dans la dynamique de salut proposé par Dieu...

3) C'est par l'attitude face aux pauvres et aux souffrants que se vérifie si on est dans cette dynamique de salut.

Arnaud de VAUJUAS

jeudi 7 novembre 2013

Création et histoire (à l'ISFEC Aquitaine le 7 Novembre 2013)

Création et histoire
(1er Cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC-Aquitaine en 2013-2014)


D'où l'homme vient-il ? Où va-t-il ? Peut-il avoir quelque connaissance de son origine et de sa destinée ? Si oui peut-il avoir quelqu'emprise, quelqu'influence sur son devenir ? Quelle est, alors, la place de l'amour, de la souffrance, de la mort, de la morale dans son devenir ?

Et quel est le statut épistémologique de la connaissance que l'on peut avoir de ces questions qui sont tellement impliquantes, saisissantes qu'on les qualifie de questions existentielles ? Quelle y est la place de la physique astronomique, de la préhistoire, de l'histoire, de l'ethnologie, de la psychologie, de la sociologie, de la théologie etc...? Et ces questions qui doivent ainsi être abordées par tant de facettes ne sont-elles pas en fait tellement inépuisables qu'on ne peut se dispenser finalement pour les comprendre de quelque adhésion libre et confiante, qu'on appelle 'foi', à des compréhensions culturelles et sociales éprouvées, qu'on appelle 'religions' ? Ou d'un refus d'adhésion non moins libre et confiant... ?

Ces questions sont incontournables tant au niveau personnel qu'au niveau culturel. On peut certes en dénier la pertinence en proclamant d'emblée un agnosticisme radical. Car le brassage croissant des idées et des populations relativise toutes les représentations culturelles et religieuses traditionnelles sur ces questions. Mais il provoque aussi des réactions identitaires fanatiques, symptômes d'un malaise devant le vide de toute réponse à ces questions existentielles. Et à bien y regarder tant cet agnosticisme radical que ces réactions identitaires fanatiques se nourrissent les uns des autres; et ils se nourrissent les uns et les autres d'une ignorance, d'une peur, d'un refus d'assumer son 'métier d'homme' qui est d'explorer ces questions et de s'y situer humblement et résolument...

Ces questions sont d'une importance primordiale dans l'éducation. Éduquer c'est faire sortir un sujet (personnel ou collectif c'est-à-dire culturel) d'une situation confuse, inquiétante, vers une situation plus élaborée, plus confiante, plus heureuse où une direction indiquée, un chemin esquissé font espérer une vie plus heureuse. Tant le fanatisme identitaire que l'agnosticisme radical démissionnaire sont anti-éducatifs. Les enfants et adolescents qui nous sont confiés ont besoin d'éducateurs qui les initient à l'art d'appréhender les questions existentielles humblement et résolument parce que eux-mêmes s'y sont risqués... Ils ont droits à de tels éducateurs. Les témoins à ce niveau sont plus féconds que les maîtres à penser...

Dans cette première séance nous aborderons la compréhension chrétienne de l'origine de l'univers et de l'homme: la "création".

I La création, origine de l'histoire et mise en responsabilité de l'homme

Dans son livre 'Bible, mythes et récits de commencement' Pierre GIBERT montre comment dans le chapitre 2 du premier livre de la Bible, la Genèse, le récit principal de la création, (car il y a plusieurs 'récits' de création dans la Bible, nous en reparlerons) relève d'une 'sortie de mythe', relativement à ce que sont les récits de commencement que l'on peut connaître dans les religions environnantes de l'Ancien Orient. Et ce sur deux points fondamentaux :
-le 'commencement', décrit dans ce récit de création, se situe dans le même temps que celui que vivent ici et maintenant et le narrateur et les auditeurs de ce récit;
-la situation des héros-ancêtres initiaux (Adam et Ève) sont mis dès le début en situation de responsabilité morale et échouent dans cette mise en responsabilité. Ce sont des héros minables, des anti-héros incapables de permettre, de la part de leurs descendants, un transfert identitaire positif, psychologique et politique.

Développons ces deux originalités du récit principal biblique. Puis nous verrons en quoi ce récit du commencement est le transfert protologique, le transfert 'au début', d'une expérience d'un peuple d'esclaves libérés, les Hébreux de 1350 avant notre ère.

l'origine insaisissable et saisissante

- Quand est-ce-que ça 'commence' ?

Mais d'abord voyons comment fonctionne un mythe des origines sur le plan psychologique, politique et culturel... La première chose à comprendre est que l'origine d'une situation existentielle, c'est-à-dire subjectivement impliquante, est objectivement inaccessible. C'est la définition même d'une situation impliquante, existentielle. Par exemple le moment où je me suis réveillé ce matin est insaisissable puisque quand je me suis aperçu que j'étais réveillé, j'étais en fait réveillé depuis quelque temps, de telle façon que je n'ai pas pu m'observer en train de me réveiller. De même, heureusement que je n'ai pas cherché à saisir hier au soir le moment où je me suis endormi, sans cela j'aurai passé une nuit blanche...

Et ce qui est vrai de chacune de nos journées est vrai de notre vie, au sens existentiel. Je n'ai aucun souvenir, aucune connaissance, de ma naissance, si tant est que ma naissance soit le 'commencement' de mon existence; ou de la fécondation de l'œuf humain que je suis devenu... (ou dont je suis issu... comment dire?) si on place là le 'commencement' de mon existence... Non pas avant tout parce qu'alors je n'avais pas la capacité intellectuelle de comprendre ce qui se passait; mais plus radicalement parce qu'on ne peut pas être présent à son propre passage du néant à l'être ! Car pour y avoir été présent il aurait fallu que nous ayions été !

Et ce qui est vrai de chacun de nous est vrai des peuples, des collectifs dont nous sommes membres. Dire que la Gaule est devenue la France au baptême de Clovis est une lecture a posteriori, après qu'un certain nombres d'êtres humains se soient sentis français et aient donc voulu se raconter le 'commencement' de ce qu'ils étaient... Clovis n'aurait rien compris si on lui avait dit que la France 'commençait' à son baptême... Si on faisait l'histoire de l'histoire de France on verrait que le 'commencement' du pays change selon les siècles et l'image, la représentation de ce dont on veut fixer le début, l'émergence (op. cit p. 32-33).

- la contingence

Nous explorons, par ces considérations sur l'origine insaisissable, ce qu'on appelle la contingence. Est contingent ce qui est et aurait pu ne pas être. (La contingence se distingue de la nécessité. Est nécessaire ce qui ne pourrait pas ne pas être). Or chacun de nous est contingent: il est mais il aurait pu se faire qu'il ne soit pas. Il est, mais c'est une situation de fait et non pas de droit, de nécessité. Il est mais pour avoir droit à être, il aurait fallu qu'il soit avant d'être... Nous ne sommes pas à nous-mêmes un dû mais un don...

C'est peut-être une blessure narcissique que je vous inflige là mais il est nécessaire à notre santé mentale à tous que nous nous apercevions que la planète aurait pu se passer de chacun de nous sans tourner beaucoup plus mal et qu'elle aura probablement le toupet de continuer à tourner sans nous sans trop de dommages...

Et nous connaissons tous, autour de nous, des personnes qui ne font pas le pas, à la fois psychologique et spirituel, de consentir à leur contingence et, si elles le font, de s'en féliciter c'est-à-dire d'y être heureuses! Ces personnes sécrètent plus ou moins consciemment autour d'elles dans leur famille, leur travail, leur vie associative, des situations où elles sont indispensables. Et elles recrutent sans difficulté autour d'elles des personnes avides d'être protégées et dominées (des enfants psychologiquement!) et qui avalisent cette posture (parentale psychologiquement!) d'être indispensable... Y en a qui jouent au papa et à la maman toute leur vie... J'ai un mal fou dans ma paroisse à faire comprendre à certains que tout le monde est bienvenu et peut être utile mais que personne n'est indispensable sauf dans le cimetière de la paroisse...

Consentir à sa contingence et même s'en féliciter ne peut pas faire l'économie de passer par une certaine angoisse et de la dépasser. C'est 'normalement' à l'adolescence que ce pas se fait. L'enfant bénéficie d'une protection de son environnement telle qu'il en conclut que s'il est, c'est qu'il est normal, nécessaire, qu'il soit. Quand, à la puberté, des affects nouveaux surviennent, quand on passe de la situation de bénéficiaire d'affections protectrices non libidineuses à la situation de chercheur, de quêteur d'affections beaucoup plus impliquantes parce qu'habitées par le désir, la possibilité d'être aimé et de pouvoir aimer n'est plus évidente. Ce qui est souhaitable, désirable pourrait ne pas être... C'est l'âge où l'angoisse peut faire crier: "Mais je n'ai pas demandé à exister..." Ce qui est, strictement parlant, exact... car pour demander à exister il aurait fallu exister... C'est la prise de conscience de la contingence !

"Au secours j'aurais pu ne pas être... Youpi je suis! (ou Alleluia je suis, si vous voulez 'faire Catho')". Tel est le chemin spirituel et psychologique que nous avons tous à parcourir. Sans consentir à nous affronter à l'angoisse existentielle nous ne parviendrons jamais à la jubilation existentielle !

- le commencement saisissant: l'origine racontée

Or l'angoisse existentielle (qui nous assaille tous) quêtant la promesse de la jubilation (vers laquelle nous tendons tous) s'exprime de façon narrative de telle façon que le commencement se raconte sous le mode de l'origine.  Le 'commencement' est ce qui, de moi, est sans rupture de continuité avec ce que je suis aujourd'hui. L'origine est la rupture de mon passage du néant à l'être. Le ruisseau sortant de la source est le commencement du fleuve. La source est l'origine du fleuve... Toute autobiographie sécrétée par l'angoisse existentielle quêtant la jubilation existentielle  raconte une origine dramatique et saisissante, impliquante, et une fin certes polémique mais finalement triomphante. C'est ce que 'raconte' la Bible...

Mais développons ce qu'est un récit dévoilant un sens, au double sens du mot sens: une signification et une direction. Ces récits sont des mythes... Laissons aux spécialistes de l'ethnologie de déterminer si on doit réserver l'appellation de mythes aux récits des religions primitives (ou premières comme disait Chirac). Pour moi il n'y a de pire religion que celle qui ne s'avoue pas comme telle...  puis qui traite tout autre religion de primitive et obscurantiste... Ici j'appelle mythe tout récit porteur de sens, c'est-à-dire de signification et de direction...

Toute personne, tout groupe humain ne peut pas ne pas se raconter son histoire et spécialement son origine. Et le récit de cette origine dévoile de façon éminente la compréhension existentielle de soi-même, compréhension de bonheur ou de malheur, en fait des deux entremêlés. Et si l'existence de celui qui raconte son origine est heureuse, confiante, le récit sera un récit de malheur initial à qui est promis un bonheur ultime, c'est-à-dire une dynamique positive, une dynamique de 'salut'.

Le mythe est une histoire maïeutique, c'est-à-dire dévoilant le sens de ce que vivent ceux qui se racontent cette histoire. Pour deux raisons, le mythe se situe dans un temps autre que celui où vivent ceux qui se racontent cette histoire. Soit parce que ce qui est dévoilé par le mythe est tellement universel que ce n'est lié à aucun moment et lieu de 'notre histoire'; soit parce que le récit dévoile un situation existentielle dangereuse telle que la force du groupe ne peut pas être vulnérabilisée par une appartenance au monde dangereux qu'est celui où nous vivons...

Les fables de La Fontaine, par exemple, se situent dans un temps autre que celui où nous vivons... Nul ne se soucie de savoir où et quand, dans l'histoire, le Renard a joué un tour au Corbeau, en lui volant son fromage tout en lui infligeant au passage une leçon de morale comme quoi "tout flatteur vit au dépend de celui qui l'écoute"... Nul ne se soucie de savoir ou et quand, dans l'histoire, le Roseau a nargué le Chêne en mettant en évidence que, dans la tempête, mieux vaut être souple que rigide... Et pourtant qui dira que ces histoires ne sont pas vraies sous prétexte qu'elles ne sont pas de l'ordre du factuel vérifiable historiquement. Elles sont d'un autre type de vérité... de connaissance...

Les paraboles de Jésus, dans les Évangiles, sont de cet ordre-là... De même le mythe d'Œdipe, ce héros de la mythologie grecque qui a tué son père et épousé sa mère, ce qui éclaire de façon éclatante, dit-on, l'inconscient de tout homme. Nul ne se demande où et quand cela s'est passé... Les mythes explicatifs du mystère de l'homme sont utopiques, c'est-à-dire sans lieu et temps dans l'histoire...

Sont également utopiques les projections religieuses que les judéo-chrétiens appellent (parfois avec hauteur, je l'ai dit) païennes. L'homme, fragile au milieu d'une nature menaçante et membre d'une tribu menacée par d'autres tribus, se pense comme devant être protégé par des puissances spirituelles divines. Par des rites, notamment sacrificiels, il tâche de capter la bienveillance de ces divinités. Les aléas des événements naturels ou militaires, plus ou moins favorables, font penser soit que ces divinités sont plus ou moins contentes des sacrifices rituels qu'on leur offre, soit que ce monde des divinités est régi, lui aussi, par des rivalités et des conflits, dont les événements touchant l'homme sont le reflet 'sur terre'.

Les événements divins étant utopiques, c'est-à-dire sans lieu terrestre, ils sont situés dans un espace inatteignable qu'on appelle ciel. De toute évidence la fumée des sacrifices monte vers le ciel et les bienfaits, telle la pluie qui féconde la terre, tombent du ciel. De plus les astres qui habitent le ciel se meuvent de façon parfaitement harmonieuse et prévisible ce qui laisse penser que ce monde céleste est moins chaotique et imprévisible que le monde terrestre, d'où l'intérêt d'y chercher protection... Mais l'existence des rites met en évidence que ce monde est inatteignable sans ces actes symboliques. Un rite est un acte symbolique, un acte en partie visible qui a une efficacité dans le monde invisible...

Une religion est faite de mythes racontant des histoires d'un monde invisible, inatteignable, de rites actualisant ces histoires dans le monde visible et de comportement  requis en cohérence avec ce que racontent les mythes actualisés par les rites...
- Dans les religions à mythes utopiques le comportement requis est de l'ordre du magique, le but des actes étant de capter la bienveillance des divinités, de leur plaire... Il n'y a pas à proprement parlé de morale, c'est-à-dire de comportement confortant ou réfutant l'existence contingente, à la fois fragile et prometteuse, de celui qui agit.
- Dans la Bible le commencement, issu de l'origine, est situé dans le même espace-temps que le nôtre. S'il persiste des rites ce n'est pas pour capter la bienveillance de la divinité mais pour la remercier de sa bienveillance initiale inconditionnelle. À ce récit est liée la requête d'un comportement qu'on peut qualifier de moral car il exprime le consentement à une contingence heureuse... Voyons en quoi c'est ce que raconte la Bible en son deuxième récit de création: Genèse chapitre 2 4b-25

b) Le principal récit biblique de l'origine: la création

- le récit

« Le jour où le SEIGNEUR Dieu fit la terre et le ciel, 5 il n’y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs, et aucune herbe des champs n’avait encore germé, car le SEIGNEUR Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol ; 6 mais un flux montait de la terre et irriguait toute la surface du sol. 7 Le SEIGNEUR Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant. 8 Le SEIGNEUR Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. 9 Le SEIGNEUR Dieu fit germer du sol tout arbre d’aspect attrayant et bon à manger, l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais.
10 Un fleuve sortait d’Eden pour irriguer le jardin ; de là il se partageait pour former quatre bras. 11 L’un d’eux s’appelait Pishôn : c’est lui qui entoure tout le pays de Hawila où se trouve l’or 12 – et l’or de ce pays est bon – ainsi que le bdellium et la pierre d'onyx. 13 Le deuxième fleuve s'appelait Guihôn; c'est lui qui envahit tout le pays de Koush. 14 Le troisième fleuve s'appelait Tigre; il coule à l'orient d'Assour. Le quatrième fleuve, c’était l’Euphrate.
15 Le SEIGNEUR Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder. 16 Le SEIGNEUR Dieu prescrivit à l’homme : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, 17 mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. »
18 Le SEIGNEUR Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée. » 19 Le SEIGNEUR Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait. Tout ce que désigna l’homme avait pour nom « être vivant » ; 20 l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs, mais pour lui-même, l’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée. 21 Le SEIGNEUR Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. 22 Le SEIGNEUR Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. 23 L’homme s’écria « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise. »
24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. 25 Tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, sans se faire mutuellement honte. »
Traduction Œcuménique de la Bible.

- une histoire actuelle dramatique et prometteuse

Si le récit de création de Genèse 2-3 a des traits mythologiques, il est important de voir en quoi il se distingue des mythologies 'païennes' environnantes. Le premier trait original est que ce récit se situe dans le même temps-espace que celui du narrateur et des auditeurs du récit. L'ensemble de la Bible chrétienne est un vaste récit où s'insèrent, ici ou là, il est vrai, des textes plus intemporels, des récits 'de Sagesse'. Mais la trame principale, narrative, parle d'un temps linéaire ayant un début, la création, et une fin, la 'fin du monde' racontée dans l'Apocalypse. Et c'est bien le seul espace-temps existant, donc 'notre' espace-temps. Pour le mettre en évidence on suture le temps entre l'origine et les récits historiques suivants par des généalogies (Genèse 5; 10-11) et on décrit le lieu du jardin initial avec force détails permettant de le localiser (versets 10-14)...

On décrit souvent ce dont parlent les premiers chapitres de la Genèse comme le Paradis Terrestre, terre de félicité et d'abondance... Pourtant, à bien y regarder, c'est un paradis pas si paradisiaque que ça !  En effet y sont plantés deux arbres ayant un nom. À l'un d'eux est attaché un interdit avec sanction de mort (verset 17). Nous parlerons la fois prochaine de l'issu de ce scénario. Notons pour le moment que le récit de création est d'emblée dramatique incluant un commandement avec sanction de mort... Mais comme nous le verrons la fois prochaine la sanction de mort n'est pas présentée comme infligée par une divinité à qui on aurait déplu, ce qu'on aurait pu éviter si on lui avait plu, mais de façon neutre, parce que c'est comme ça...

Nous verrons la fois prochaine en quoi le récit de création de Gn 2-3, s'il est dramatique, contient aussi en son sein une promesse de félicité ultime (Gn 3 15), ce que la tradition catholique appelle le protévangile (http://www.mariedenazareth.com/804.0.html?&L=0).

- le 'SEIGNEUR Dieu' posant un homme puissant, fragile, avide de relation, responsable, candide

Le comportement du 'SEIGNEUR Dieu' n'est pas lié par un comportement cultuel satisfaisant ou non de l'homme. Celui-ci est à la fois puissant, d'un certain point de vue et fragile, d'un autre point de vue. Puissant car la terre "l'attend" pour être cultivée (verset 5); parce que le jardin est planté pour lui (verset 8); parce qu'il donne leur nom aux animaux (verset 20). Fragile car il est 'seul' ce qui n'est pas bon (verset 18). Cette fragilité redouble quand le 'SEIGNEUR Dieu' semble tâtonner pour combler cette 'solitude' (versets 18-20), jusqu'à ce qu'elle soit comblée (verset 23).

L'homme est responsable. Un interdit lui est posé, assorti d'une sanction de mort. Nous verrons au chapitre 3 que la susceptibilité du 'SEIGNEUR Dieu' n'est pas liée par cet interdit. Le 'SEIGNEUR Dieu' apprend de l'homme la transgression de l'interdit alors qu'il se promenait dans le jardin sans en être affecté...

Enfin l'homme est candide, vit sa sexualité sans honte: la relation à l'autre sexe, que le premier récit de création dit être 'image de Dieu' est apaisée.

Nous avons là les traits principaux de l'anthropologie chrétienne...

En regard le 'SEIGNEUR Dieu' apparaît lui aussi comme puissant et fragile. Puissant car créateur, ordonnateur de la création. Fragile, non pas en lui-même mais par sympathie pour l'homme, car sensible à la 'solitude' de sa créature et comme tâtonnant pour la combler, nous l'avons vu. Se mettant aussi librement en situation de fragilité car édictant un interdit sans en empêcher la transgression par coercition alors que, nous le verrons au chapitre 3, il dispose de tels moyens de coercition...

c) d'autres récits bibliques de création

Le récit principal de la création (Gn 2-3) inaugure l'histoire biblique qui est, j'espère l'avoir montré, notre histoire. Mais ce qui est, de fait, n'épuise pas tout ce qui, en germe, aurait pu être. D'autres récits de création surgissent çà et là dans la Bible qui sont a-dramatiques qui célèbrent 'seulement' le surgissement du néant à l'être de ce qui existe...

Un de ces récits de création non dramatiques, n'engendrant pas d'histoire, inaugure toute la Bible, Gn 1. Dans ce récit la création de l'homme est ainsi décrite:
« 26 Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! »
27 Dieu créa l’homme à son image,
à l’image de Dieu il le créa ;
mâle et femelle il les créa.
28 Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! »
29 Dieu dit : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. 30 A toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante. » Il en fut ainsi. 31 Dieu vit tout ce qu’il avait fait. Voilà, c’était très bon. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixième jour. »

Notons que, dans ce premier récit, c'est dans la différence sexuelle qu'est inscrite l'image de Dieu. Dans ce premier récit, seulement, la procréation est édictée...

D'autres récits de création non dramatiques, n'engendrant pas d'histoire, parsèment la Bible: Ps 104; Job 36,26—37,24 ; 38-41 ; Sagesse 7,15-21 ; Siracide 42,15—43,33 ; etc. Ils témoignent que ce qui est, historiquement, est contingent, non nécessaire, aurait pu ne pas être ainsi...

II Une anthropologie contestée en permanence

Le principal récit de commencement de la Bible campe donc un être humain puissant (mais recevant sa puissance d'un Autre, le 'SEIGNEUR Dieu'), fragile, avide de relation, responsable, candide. Nous verrons au chapitre 3 que, accidentellement,  l'homme sera défaillant, honteux mais sauvable.

Cette anthropologie biblique est donc exigeante et donc inéluctablement contestée par tous ceux pour qui la fragilité de l'homme est malheureuse, pour qui la liberté et la responsabilité sont des fardeaux bien lourds à porter... Nous verrons, au chapitre 3, qu'un mystérieux serpent sera le premier à contester cette compréhension de l'homme. Il ne sera que le premier d'une longue série de contestataires.

Nous autres, citoyens du début du vingt-et-unième siècle, connaissons les ruines des récents refus de la fragilité de l'homme, les idéologies totalitaires mégalomaniaques, conçues au dix-neuvième siècle et mise en application au vingtième. Ces mythes du progrès libérateur évacuaient de l'histoire la responsabilité de l'homme quant à l'émergence du mal dans l'histoire et donc quant à la victoire sur ce mal. Ils voulaient, par le seul génie de l'homme, clore l'histoire. Ils n'en ont qu'exacerbé le drame. Le dernier en date, le libéralisme, est encore opératoire mais bien fragilisé...

Aujourd'hui le progrès, aplatissement de l'espérance, est lui-même en péril, ce qui est aussi grave que d'en faire la clef de l'histoire.

Saurons-nous nous réconcilier avec notre fragilité, notre liberté, notre responsabilité, notre contingence ? Nous serons alors les 'bienheureux' dont parlent les évangiles (Mt 5; Lc 6), non sans être, en permanence 'comme des brebis au milieu des loups' (Mt 10 16). Mais pour cela il faudra, la fois prochaine, explorer la compréhension biblique de l'émergence du mal et de la proposition de salut qui lui répond...

Arnaud de VAUJUAS,
ISFEC Aquitaine
le 7 Novembre 2013