jeudi 12 décembre 2013

Personnalisme et individualisme (3ème cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC Aquitaine en 2013-2014)

Personnalisme et individualisme
(3ème cours d'anthropologie chrétienne à l'ISFEC Aquitaine en 2013-2014)

La modernité est un concept, à la fois historique et culturel, complexe et flou, (http://fr.wikipedia.org/wiki/Modernité). Néanmoins il faut se risquer à le cerner quelque peu avant d'aborder l'enseignement anthropologique contemporain de l'Église Catholique, notamment ce qu'en dit le Concile Vatican II (1962-1965).

I L'insularisation du sujet humain moderne: l'homme est un individu.

Risquons-nous, dans le foisonnement d'interprétations de ce qu'est la modernité, à une analyse de l'émergence de l'individualisme qui caractérise, sur le plan anthropologique, cet âge de l'histoire qui débute au seizième siècle et qui de crise en crise, de refonte en refonte, reste prégnant aujourd'hui.

Pour l'anthropologie chrétienne l'homme n'est pas une île. Il ne vit et ne subsiste qu'en relation et interaction avec Dieu, la société, la nature qui sont comme autant de terrains nourriciers pour lui. Si bien qu'il y a synergie d'intérêt entre ces trois 'terrains nourriciers' et l'homme. Plus les relations sont harmonieuses entre Dieu et l'homme, entre la société et l'homme, entre la nature et l'homme, mieux se portent l'homme, Dieu, la société et la nature.

Or le déploiement incessant des sciences et des techniques depuis le seizième siècle modifie l'image statique du cosmos qu'avait l'homme jusqu'ici, discrédite, met sur la défensive les autorités civiles et religieuses qui vivaient et se justifiaient dans le cadre de représentations culturelles qui deviennent obsolètes. Se créent alors des tensions entre les 'Anciens' et les 'Modernes' d'où le terme de modernité (http://fr.wikipedia.org/wiki/Querelle_des_Anciens_et_des_Modernes ; http://www.universalis.fr/encyclopedie/anciens-et-modernes/).

La modernité se caractérise donc par le développement de l'esprit critique qui va jusqu'à dresser l'homme en méfiance face voire contre ce qui, néanmoins, lui reste indispensable: Dieu, la société, la nature.
L'individu moderne se dresse face voire contre Dieu: ce qui est arraché à Dieu en terme de toute-puissance, d'omniscience par le progrès scientifique est attribué à l'homme. Par exemple, la médecine scientifique est plus efficace que la prière pour guérir de bien des maladies...
Les hiérarchies sociales et politiques prémodernes sont perçues comme tyranniques et les révolutions démocratiques arrachent aux rois obsolètes le pouvoir politique pour l'attribuer au Peuple...
La Nature dont il fallait se protéger jusqu'alors est maîtrisée, domptée, chosifiée jusqu'à devoir désormais être protégée sous peine d'être épuisée, polluée.

Bref on passe d'un régime d'intérêts convergents entre Dieu, la société, la nature d'une part et l'homme d'autre part à un régime de concurrence. L'homme moderne, pour devenir lui-même doit s'émanciper de ce en quoi il s'enracinait jusqu'ici et qui lui paraît désormais l'aliéner... Le sujet émerge face voire contre ce dont il est issu et dont il avait jusqu'ici besoin.

Faute de recevoir de la Tradition des réponses pertinentes sur ses raisons de vivre, le Sujet moderne va sécréter lui-même sa vie spirituelle, sa vie sociale, va modifier la Nature selon ses besoins et ses désirs grâce au génie opératoire éblouissant qui caractérise les sciences et les techniques "modernes". La Tradition est disqualifiée, "obscurantiste"...

Nous vivons ce temps, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur car, indéniablement, l'éclatement incessant des sociétés cohésives de proximité permet la créativité, y oblige même. Nul ne peut plus évoquer seulement l'autorité de la Tradition pour justifier son attitude face aux questions existentielles: d'où vient-on, où va-t-on, que fait-on sur cette terre, etc. ? L'heure n'est plus aux héritiers mais aux défricheurs pour ce qui est de cette 'grammaire élémentaire de l'existence'... Et, certes, il est plus satisfaisant, plus passionnant d'intérioriser et de métaboliser ces questions que de les recevoir du consensus social en prêt-à-porter, en prêt-à-croire... Du moins pour ceux qui sont capables de faire ce travail titanesque de défrichage et d'élaboration individuelle de ses raisons de vivre...

Mais pour le pire aussi. Car malheur à ceux qui ne peuvent et/ou ne veulent pas vivre ainsi, en permanence sur la brèche quant aux raisons de vivre. Malheur à ceux qui ne courent pas assez vite dans leur tête pour se situer de manière responsable face au déferlement permanent de nouvelles questions éthiques, métaphysiques, politiques. Ce  déferlement permanent de questions nouvelles n'est pas dû à quelque complot de subversifs malveillants mais aux innovations scientifiques incessantes et à la mondialisation qui, brassant les idées et les populations, produit une macédoine de cultures broyées par ce brassage. Aux réponses, autrefois  tranquillement proposées par la société et acceptées par le plus grand nombre, succède un vide qui pousse les plus fragiles à la solitude, à la perte du goût de vivre et provoque l'éclatement communautariste de la société...

Une question sans intérêt serait de discuter si le christianisme est du côté ou des Anciens ou des Modernes. Le christianisme n'est une force d'appoint pour personne dans une querelle qui lui est contingente. Il préexistait à la modernité et lui survivra... Le christianisme ose se prétendre catholique c'est-à-dire universel et pense avoir une Bonne Nouvelle à proposer à toute personne en toute circonstance... Il proposera toujours l'Évangile qui sera toujours et entendu par certains et combattu par d'autres et qui, chez tous, disciples ou adversaires, déclenchera toujours un combat spirituel permanent pour peu qu'on veuille bien l'écouter dans sa radicalité, dans sa virulence, dans sa véhémence. Et ce, jusqu'à la fin des temps...

Car le christianisme prétend que, dans le tourbillon parfois déboussolant de l'histoire, il y a un invariant à inventorier en permanence: l'homme est à l'image de Dieu, et du Dieu trinitaire. Cet invariant est à explorer en permanence, disons-nous. Eh bien, explorons-le !

II Surgissement du concept de 'personne' pour parler... de Dieu!

Dès que, dans l'Empire Romain, les persécutions contre l'Église ont cessé au début du quatrième siècle de notre ère, les chrétiens ont pu réfléchir et débattre en toute liberté sur le contenu de leur foi. Lors de sorte de congrès, qu'on appelle conciles œcuméniques,  ils se sont précisés et ont promulgué des 'symboles de foi', des 'credo', c'est-à-dire des synthèses de ce qu'ils croyaient, que l'on proclame toujours aujourd'hui lors des messes du dimanche, notamment le credo de Nicée-Constantinople (325-381).

L'enjeu était de comprendre qui était le Christ, comment s'articulait en lui son humanité et sa divinité. Et quelles relations existaient entre ce qui apparaissait comme trois entités divines: le Père de Jésus, que celui-ci priait et à qui il disait obéir, Jésus lui-même manifestant une prétention divine et l'Esprit-Saint répandu dans le cœur des disciples à la Pentecôte, cinquante jours après Pâques...

Israël, d'où était issu Jésus, brandissait avec fierté l'étendard menacé du monothéisme. Il était un minuscule petit peuple sans indépendance politique, à la marge d'un empire mille fois plus puissant que lui et qui, lui, était polythéiste. Or voici que surgit en Jésus un prédicateur qui, aux yeux de beaucoup de Juifs ses concitoyens, d'une part, réveille, réanime les accents les plus authentiques de la foi traditionnelle d'Israël et qui, d'autre part, manifeste une prétention divine qui va s'avérer bien difficile à concilier avec le monothéisme identitaire d'Israël... Jésus gène... Il en mourra... Mais avant sa mort il dira qu'il enverra un autre être divin, l'Esprit-Saint, qui animant le cœur de ses disciples leur permettra de continuer sa mission en son absence... (Jn 14)

Jésus, donc, mourra. Mais de nombreux disciples diront l'avoir vu vivant pendant quarante jours après sa mort, ressuscité. Avant son départ définitif, à l'Ascension, il enverra ses disciples "baptiser les nations au Nom (au singulier) du Père et du Fils et du Saint-Esprit" (Mt 28, 19).

Voilà ce que devaient s'efforcer de comprendre les chrétiens trois siècles et demi après les événements: comment concilier le monothéisme et trois entités divines... La tâche était ardue. D'une part, cette foi était dynamique, convainquant un nombre croissant de sujets de l'empire et débordant même au-delà des frontières. On estime à un sujet de l'Empire sur six les adeptes de la nouvelle religion au début du quatrième siècle. Et cela malgré des persécutions parfois brutales et sanguinaires (ou à cause d'elles !). D'autre part il y avait, dans l'Empire et au-delà, une forte présence juive (un sujet sur dix environ)  de la religion d'où (et contre qui) était issue la nouvelle religion. Enfin les divers protagonistes (chrétiens, juifs, païens) étaient divisés entre eux. On appellera hérésies les courants qui ne triompheront pas dans ce débat passionné et séculaire...

Pour la première fois depuis l'apparition de l'Église, on s'est alors servi de mots non bibliques pour s'expliquer, de mots issus de la culture environnante, de la culture gréco-romaine. Inéluctablement quand une conviction forte, charpentée, se sert des mots de la culture environnante pour se dire, elle modifie quelque peu le sens des mots qu'elle emprunte... Et, en retour, le sens évolué du mot emprunté modifie la compréhension qu'on en avait dans la culture d'où il était issu, à proportion de l'importance sociale et intellectuelle du groupe emprunteur. Or le christianisme aura une importance croissante après la cessation des persécutions qu'il subissait.

C'est ainsi que le mot de personne, persona en latin, prosopon en grec, a exprimé  tant ce qu'était le Christ, Dieu et homme, que ce qu'étaient les trois entités de la Trinité.

Sur le plan christologique, on dira que le Christ a deux natures en une personne. Comme chacun de nous est et totalement le fils (ou la fille) de son père et totalement le fils (ou la fille) de sa mère; et non pas à moitié le fils (ou la fille) de son père et à moitié le fils (ou la fille) de sa mère, le Christ est et totalement Dieu, par son Père, et totalement homme, par sa mère, et non pas à moitié Dieu et à moitié homme, comme le concevaient bien des religions païennes environnantes qui imaginaient des héros, mi-dieux, mi-hommes. Et le Christ, comme chacun de nous, est unifié en étant une seule personne. C'est le dogme de Chalcédoine (451) d'une importance primordiale encore aujourd'hui (http://fr.wikipedia.org/wiki/Concile_de_Chalcédoine).

Sur le plan trinitaire on dira qu'il y a un seul Dieu en trois personnes, Père, Fils, Esprit-Saint.

Voici le credo de Nicée-Constantinople' :

Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant,
créateur du ciel et de la terre, de l'univers visible et invisible,

 Je crois en un seul Seigneur, Jésus Christ,
le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles :
Il est Dieu, né de Dieu,
lumière, née de la lumière,
vrai Dieu, né du vrai Dieu
Engendré non pas créé,
de même nature que le Père ;
et par lui tout a été fait.
Pour nous les hommes, et pour notre salut,
il descendit du ciel;
Par l'Esprit Saint, il a pris chair de la Vierge Marie, et s'est fait homme.
Crucifié pour nous sous Ponce Pilate,
Il souffrit sa passion et fut mis au tombeau.
Il ressuscita le troisième jour,
conformément aux Ecritures, et il monta au ciel;
il est assis à la droite du Père.
Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts
et son règne n'aura pas de fin.

 Je crois en l'Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie;
il procède du Père et du Fils.
Avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire;
il a parlé par les prophètes.
Je crois en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique.
Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés.
J'attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir.

On voit la tripartition du texte. Trois entités divines coopèrent à un même œuvre. On les appelle donc des personnes. Dans le sens chrétien du terme, des personnes sont des sujets distincts, aptes chacun à la liberté et à la décision, mais tendant à l'union par la coopération à une même œuvre. Donc plus ces personnes sont distinctes (ce qui est nécessaire à leur décision libre) plus elles sont unies (puisqu'elles usent de leur liberté pour s'unir dans une même œuvre). Et plus ces personnes sont unies, plus elles sont distinctes, car leur union n'est pas fusionnelle mais tend au contraire au renforcement de la nécessaire distinction de l'autre...

Or, de source biblique cette fois-ci (Gn 1 27), l'homme est dit 'à l'image de Dieu'. On attribuera donc le concept non-biblique de personne à l'homme. L'homme, chaque homme, est une personne. Il ne l'est pas au sens où on parlait de personnes avant que l'Église ne se saisisse de ce mot. Il l'est comme image de Dieu, c'est-à-dire comme les personnes divines trinitaires sont des personnes. Développons...

III L'homme, image du Dieu trinitaire, est une personne.

La personne est un individu dont la caractéristique principale est d'être apte à la relation, c'est-à-dire à l'union dans la distinction. Un individu est l'élément indivisible d'un ensemble. L'homme est donc un individu, c'est indéniable: c'est l'élément indivisible de l'ensemble humanité. Mais en tant que personne sa caractéristique principale, c'est d'être apte à la relation.

a) la relation, l'altérité, l'amour

Deux éléments composent la relation personnelle, l'altérité et l'amour. L'altérité (http://fr.wikipedia.org/wiki/Altérité) peut se comprendre en réfléchissant aux trois personnes grammaticales: je, tu, il. L'altérité advient quand Je dis 'Tu' à quelqu'un. Elle se distingue donc de la subjectivité, quand Je dis Je, et de l'extrinsécisme quand Je dis 'Il'.

Dire Je, c'est dire ma vie intérieure, ma subjectivité: mon ressenti, mon opinion, ma volonté. Mais ma vie intérieure ne peut pas ne pas tendre à se dire à une autre vie intérieure qui du coup devient un Tu, une altérité. Je Te dis ceci que je ressens, que je pense, que je veux.

Mais si je parle d'un tiers, c'est-à-dire d'une personne apte à la relation mais avec qui Je et Tu ne sont pas actuellement en relation je le désigne comme Il. Je est une subjectivité, Tu est une subjectivité avec qui je suis en relation: une altérité, Il est une subjectivité avec qui je ne suis pas en relation: il m'est extrinsèque.

Faire l'expérience de l'altérité, c'est faire une expérience de la contingence dont nous avons parlé au premier cours. Pour mémoire, est contingent ce qui se distingue du nécessaire, ce qui est de fait, mais non de droit, ce qui aurait pu ne pas être. Or l'autre à qui je veux dire mon ressenti, mon opinion, ma volonté, et donc que j'interpelle en lui disant 'Tu', peut ne pas entrer dans la relation que je lui propose. Il peut ne pas m'écouter, ne pas se situer en vie intérieure, en subjectivité, recevant ce que je dis, me recevant.

Par exemple, je peux avoir un vif ressenti à la suite d'un match de football ou après avoir vu un film de telle façon que j'ai 'besoin' de partager mon ressenti avec quelqu'un... Mais celui avec qui je veux partager mon ressenti peut ne pas m'écouter, ne pas me recevoir. Après tout, tout le monde a le droit de parler mais personne n'a le droit d'être écouté... Soit par indifférence, parce qu'il ne s'intéresse pas au football, ou n'a pas vu le film. Soit par hostilité parce qu'il me déteste et ne veut pas permettre le déploiement de ma vie intérieure qui, pour s'épanouir, a besoin de s'exprimer à quelqu'un de bienveillant. Ces deux façons de ne pas m'écouter relègue, éloigne la personne non écoutée du rang de Tu au rang de Il.

Mais je peux aussi ne pas être écouté malgré les apparences, comme un autre, un Tu, qui a sa vie intérieure, sa subjectivité propres car celui qui m'écoute est mû par la possessivité, par le désir plus ou moins conscient de l'annexion. Le déni d'altérité de celui à qui je veux parler réduit alors mon ressenti au sien, m'annexe pour conforter son ressenti à lui, me manipule pour faire coïncider ma vie intérieure à la sienne... Là le Tu es annexé par le Je. Autre forme de déni d'altérité !

On voit donc que la relation à l'autre ne relève pas seulement de l'aptitude à l'altérité mais aussi de la volonté de déployer, de développer cette aptitude sans rejet de l'autre et sans annexion de l'autre à moi-même... On appelle cette volonté l'amour. Aimer quelqu'un c'est vouloir qu'il soit de plus en plus lui-même grâce à mon écoute, à ma présence bienveillantes, à mon regard bienveillant. L'altérité n'est pas seulement la différence respectée, elle est la différence comprise comme révélant à lui-même celui qui est accueilli par le différent, l'autre, plus qu'il ne pourrait se comprendre lui-même seul. C'est le phénomène de l'amour: "Je suis plus moi-même sous ton regard aimant que je ne le serais seul. Et réciproquement, tu es plus toi-même sous mon regard aimant que tu ne le serais seul." Nous verrons en quoi c'est, sur le plan logique, aporétique.

La relation aimante à l'autre est toujours en péril à cause du mal, des multiples blessures, des refus, du péché présents au cœur de tout homme. On appelle vie spirituelle la vie intérieure en ce qu'elle veut librement et volontairement se déployer, s'approfondir, progresser grâce à la relation aimante aux autres. Pour le croyant la relation aux autres humains est chemin, pédagogie vers la relation avec l'Autre ultime, l'Autre avec un grand A , qui est Dieu. Saint Augustin dira que Dieu m'est plus intérieur à moi que moi-même.

La vie spirituelle est donc un combat permanent, choisissant l'amour plutôt que l'indifférence, le sens plutôt que l'absurde, la vie plutôt que la mort. En effet la pesanteur du mal, du découragement menace toujours... Nous avons suffisamment de lumière pour avoir confiance en l'amour raisonnablement, mais non pas une lumière telle que notre liberté soit contrainte...

b) Liberté personnelle et liberté individuelle

  La liberté, dans l'anthropologie chrétienne, est cette aptitude à choisir (et donc à pouvoir refuser) la relation. Quand deux subjectivités, deux vies intérieures se rencontrent, consentent à être présentes l'une à l'autre, s'écoutent l'une l'autre, dialoguent, elles se déploient, se développent, s'épanouissent l'une grâce à l'autre, plus que si elles étaient restées seules de leur côté sans s'être rencontrées. C'est l'expérience commune de l'enrichissement réciproque réussi de deux personnes qui s'ouvrent l'une à l'autre.

Or la liberté, qui est l'aptitude à accepter ou à refuser la relation, fait partie intégrante de la vie intérieure qui se déploie, s'épanouit précisément dans la relation. Plus je suis en relation libre, vraie, profonde avec autrui, plus je suis moi-même. Et plus je contribue à ce que chacun de ceux avec qui je suis en relation libre, vraie, profonde, soit lui-même.

On voit l'aporie logique: plus je suis dépendant d'autrui plus je m'épanouis donc plus je suis libre puisque la liberté fait partie de moi... C'est l'aporie logique de l'amour... La liberté se déploie dans la relation, l'amour, elle dépérit sans relation, sans amour... On appelle 'péché' le refus de relations qui pourraient être fécondes, favorables pour le déploiement de ma vie et celle des autres.

Néanmoins si la liberté est à l'issue de la relation aimante, elle est aussi à son origine. On ne peut avoir de relations aimantes que libres bi-latéralement. La tradition catholique appelle libre-arbitre la liberté initiale de l'acte de rentrer en relation avec autrui. La liberté ne se réduit pas au libre-arbitre, mais le libre-arbitre est le germe de la liberté...

Nous avons vu en quoi la modernité suscite l'individuation de l'homme. L'obsolescence des représentations culturelles prémodernes pousse l'homme à s'insulariser, nous l'avons vu. L'homme moderne, de façon quelque peu adolescente, tend à confondre liberté et libre-arbitre. C'est ce qu'exprime l'adage: "Ma liberté s'arrête là où celle des autres commence". Dans une telle compréhension de la liberté, tout le monde est en concurrence avec tout le monde, tout le monde est bridé, brimé, castré dans son élan vital par tout le monde. C'est la guerre de tous contre tous !

Dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, on lit :
Art. 4. - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Ce que l'on retrouve dans la deuxième Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (préambule de le Constitution du 24 juin 1793) sous une forme légèrement différente :
Article 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. (http://www.languefrancaise.net/forum/viewtopic.php?id=5108)

Pour nous autres, chrétiens, cette liberté réduit au libre-arbitre n'est que l'embryon de la liberté, une liberté qui n'a pas expérimenté le relation aimante qui épanouît la vraie liberté. C'est une liberté individuelle mais non pas personnelle...

Conclusion

Les conséquences sont considérables sur le plan éducatif. Pour les chrétiens, éduquer c'est introduire, pas à pas, dans l'expérience de la relation aimante qui est épanouissante. L'acquisition des connaissances, l'exploration de la personnalité et des dons de chaque élève, se fait dans cette relation aimante et est finalisée par elle. Nous ne formons pas des petits requins condamnés au 'struggle for life', mais des hommes et des femmes aptes à la relation humaine seule source des vraies joies pour tous et pour chacun.

Arnaud de VAUJUAS,
ISFEC Aquitaine ,
Décembre 2013.

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