samedi 5 février 2011

Questions à l’Église
devant l’évolution du cheminement des couples aujourd’hui
Avoir les idées claires pour avoir le cœur large.

(à la Pastorale Familiale de Dax le 5 Février 2011)

Nous sommes passés, dans le dernier tiers du siècle dernier, vingtième du nom, d’une société de subsistance et de proximité de contrainte, à une société de prospérité (relativement à ce qu’on connaissait avant 1960) et de grande mobilité. Cela a entrainé le passage d’une société de contrainte idéologique (qu’elle soit, en France, catholique, communiste, laïcarde-franc-maçonne, protestante, juive ou musulmane) à une société libérale, relativiste, individualiste où chacun doit trouver son propre chemin, en amour comme sur le plan professionnel, politique, religieux, etc…

Nous sommes passés d’une société de crustacés dont la structure est extérieure, à la recherche tâtonnante d’une société de vertébrés, où la structure est intérieure par la métabolisation intime de valeurs reconnues et assumées personnellement. Il est inéluctable que ce travail d’intériorisation soit plus ou moins du bricolage, tant sur le plan des personnes que sur le plan sociétal. Il est inéluctable que nous passions par le stade de mollusques, sans structure, pour passer de l’état de crustacés à l’état de vertébrés.

Que peut faire l’Église dans cette situation, pour rester elle-même et transmettre l’Évangile ?

I Éviter la nostalgie

Nostalgie, nostalgie tu nous guettes ! Non seulement les sexagénaires et plus, mais aussi les plus jeunes, par ouï-dire, se souviennent de la France des années cinquante du siècle dernier. Pas d’union maritale hors mariage ou si peu ! Pas de divorce ou si peu ! Donc pas de familles recomposées, ou si peu, avec leur aller et retour des enfants d’un foyer à l’autre ! Pas de naissance hors mariage, ou si peu. Pas d’homosexualité affichée, ou si peu. Pas de revendication de mariage homosexuel, pas du tout ! Pas de revendication d’homoparentalité, pas du tout ! Période idyllique pourrait-on penser !

Régnait en maître le mariage, union stable entre un homme et une femme publiquement déclarée et célébrée, seul modèle social pour vivre l’affectivité et la sexualité humaines. Les exceptions se cantonnaient quelque part entre l’originalité, au mieux, la honte et l’infamie, le plus souvent.

Mais que nous était-il donc arrivé ? Les habitants d’Europe Occidentale et d’Amérique du Nord étaient-ils donc subitement devenus vicieux, jouisseurs, irresponsables par on ne sait quel sortilège diabolique subit ? Poser la question en ces termes c’est déjà prendre quelque recul avec le mythe simpliste de la décadence qu’impliquerait la réponse positive à une telle question…

Non ça n’est pas si simple ! Il faut y regarder de plus près. Et d’abord exorciser de nous, de notre tête et de notre cœur, les réactions apparemment affectives, en fait mégalomaniaques, qui nous poussent à aimer ou à ne pas aimer notre époque. Quand je suis arrivé comme curé à Talence, où je suis actuellement, un prêtre à la retraite qui m’y attendait m’a écrit : « Ce sera pour toi la plus belle paroisse du monde puisque c’est la paroisse que le Seigneur te donne ». Eh bien il en est de même pour la période que nous vivons. La période que nous vivons est la plus belle période de l’histoire puisque c’est celle que le Seigneur, amoureusement, nous donne à vivre. D’ailleurs nous n’en avons pas d’autres, ce qui montre qu’il est mégalomaniaque de vouloir aimer ou ne pas aimer ce que nous n’avons pas à choisir ! Nous avons à découvrir dans notre époque des merveilles qu’on ne pouvait pas découvrir avant et qu’on ne pourra plus jamais découvrir après, même s’il est vrai aussi qu’on y vit des épreuves qu’on ne vivait pas avant et qu’on ne vivra plus après !. C’est l’amour de notre époque, donc, comme don de Dieu, qui nous pousse à essayer de la comprendre et d’en comprendre la genèse.

II Des fins (institutionnelles) du mariage
aux biens (personnels) des époux.

L’Église a l’odorat fin. Rien n’est plus faux que de dire qu’elle est ringarde et dépassée. Encore faut-il l’écouter en sachant que ce n’est pas France-Soir et autres médias qui sont ses organes officiels ! Depuis le Concile Vatican II, elle a réorienté son enseignement sur le mariage. Dans la Constitution Gaudium et Spes, puis dans l’Encyclique Humanae Vitae et dans l’Exhortation Apostolique Familiaris Consortio on tait, sans le renier, l’enseignement antérieur focalisé sur l’institution sociale du mariage et ses fins (procréation, remède à la concupiscence, aide mutuelle des époux) pour valoriser et enseigner l’amour conjugal et ses biens (union et procréation).

On passe de la théologie de l’œuvre (opus operis), de l’institution du mariage, à la théologie des acteurs, des époux (opus operantis).

Dans une société stable, pré moderne, l’institution va de soi et on en dessine la finalité sociale. Dans une société moderne le sujet surgit face voire contre ce qui jusque là en était le terrain nourricier, la société. Celle-ci est alors sommée d’être au service du bien des personnes. L’attention se tourne alors vers l’accomplissement et l’épanouissement des acteurs.

Dans les sociétés pré modernes on s’aime parce qu’on est mariés, ce qui ne relève pas du libre choix des personnes, ou si peu ! Dans les sociétés modernes on se marie parce qu’on s’aime. Révolution copernicienne !

Ce n’est pas que dans l’enseignement relatif au mariage qu’un tel changement de perspective s’opère. Dans la question, oh combien sensible pour nos amis traditionalistes, de la liberté religieuse, on passe de l’affirmation de la vérité sociale du christianisme, formalisée par la théorie de l’ État catholique, à l’attention aux personnes dans leur cheminement vers la vérité : « La vérité ne s’impose que par la force de la vérité qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance » (DH 2)

Ce n’est pas une mince affaire que d’accompagner ce changement de perspective. Dans les diocèses, les paroisses, se met alors en place une préparation au mariage. Préparation immédiate où, reprenant les trois caractéristiques augustinienne du mariage, fidélité, fécondité, indissolubilité, les fiancés sont appelés à rédiger une déclaration d’intention les incitant à s’engager personnellement, librement dans ce qui autrefois leur était, plus ou moins consciemment, imposé par la société et sa culture dominante. Préparation distale par l’éducation affective et sexuelle que des organismes comme le CLER proposent aux adolescents et aux jeunes. Accompagnement après le mariage dans des mouvements comme les Equipes Notre-Dame…

On tâche de faire prendre conscience aux fidèles que, pour que l’amour humain soit plénier et à la hauteur de leur dignité, ils doivent en recevoir le don de Dieu même. On tâche de leur faire saisir que, en exprimant publiquement leur amour dans le don l’un à l’autre, total et définitif, couronné par le désir que leur soient donnés des enfants, ils sont conformés, configurés à Dieu même qui se donne radicalement, définitivement à l’humanité dans le Christ, époux de l’Eglise.

Petit à petit, non sans crises et sans difficultés certes, le mariage apparaît comme un engagement personnel, une attestation publique que l’homme n’est pas le jouet passif de pulsions anonymes et incontrôlables, mais le bénéficiaire d’un don qui lui fait découvrir ce qu’il est en le conformant à son propre créateur.

Depuis un quart de siècle que je suis prêtre, je puis attester une lente mais puissante évolution de la disposition d’esprit des fiancés que je prépare au mariage en collaboration avec des laïcs. Il y a un quart de siècle bien des fiancés étaient ambivalents dans leurs motivations. Ils se sentaient appelés à un geste que pourtant ils trouvaient ringard. Mais pourtant ils étaient fascinés par lui. Ils se sentaient l’objet d’une pression sociale et pourtant, au bout du compte ils y consentaient.

Aujourd’hui ils se présentent habités par une aventure intérieure mystérieuse, cherchant des mots, une grammaire pour en saisir le sens, l’accueillir, y consentir, l’amplifier. Oui ! on passe vraiment de la posture d’héritiers plus ou moins vindicatifs par rapport à leur héritage à la posture d’inventeurs d’un trésor, de découvreurs d’un mystère caché, de défricheurs d’une aventure fascinante…

III Vivre l’Espérance dans l’espoir
de la progression des personnes

Cette posture nouvelle nous permet d’accueillir sans complaisance certes, mais surtout sans lamentation, les multiples pauvretés, misères, blessures provoquées par notre société sans repère issue de la formidable mutation de la fin du siècle dernier. Oui ! nos fiancés sont, pour la plupart, ignares sur le pan catéchétique. Oui ! ils n’en sont pas, pour beaucoup à la découverte de la vie affective et sexuelle. Oui ! ils sont marqués par la précarité familiale et professionnelle dans laquelle se débat notre société. Oui ! la constance, la persévérance dans l’engagement religieux leur paraît soupçonnable tant ils ont peur du phénomène de secte, de clan, d’enfermement. Mais ils ont soif et demandent un accueil vrai et profond. Ils tâtonnent mais beaucoup cherchent… Ils demandent que leur liberté soit respectée mais ils devinent et expérimentent qu’elle ne peut se déployer que dans un engagement radical respectant l’unicité de chacun…

a) Pour ceux qui ne peuvent pas se marier

Sur un autre plan, c’est avec eux que nous apprenons cette posture d’inventeurs, de découvreurs, de défricheurs qui nous permet, non sans tâtonnements, de chercher comment, aussi, vivre avec justesse et vérité, une vie chrétienne alors qu’on est confronté à l’échec conjugal, aux blessures affectives et sexuelles. Là aussi c’est un long et douloureux chemin que de passer d’une posture vindicative d’un ‘droit à communier’ indifférencié quelle que soit la situation de chacun donc aussi quand on est divorcé-remarié, à la posture d’un accueil inventif de soi-même et de l’amour inconditionnel de Dieu alors qu’on est en situation de ne pas pouvoir être le signe public de Sa fidélité sans faille.

Il y a de la place pour tout le monde dans l’Église mais pas la même place pour tout le monde. Certains peuvent vivre la stabilité affective et sexuelle. Ils n’ont aucun mérite à cela. On connaît la fragilité, la délicatesse, la vulnérabilité de l’équilibre psychologique de chacun en matière affective et sexuelle. Que ceux qui vivent la stabilité affective et sexuelle sachent qu’ils sont les bénéficiaires de multiples dons venant de leur éducation, de leur tempérament personnel, de la chance qu’ils ont eue d’éviter de graves blessures personnelles, bref de multiples dons venant de Dieu et des hommes. Qu’ils redoublent donc d’humilité et ne s’attribuent en rien le mérite de leur vertu. Que la vive conscience de leur fragilité soit le rempart préservant le don qui leur est fait. Ils sont les hérauts de la fidélité conjugale de l’Éternel pour son peuple, du Christ pour son Église. Qu’ils en soient confus et non pas fiers. Je pense que le pharisaïsme plus ou moins rampant des « personnes en situation régulière » est cause de grandes souffrances pour ceux qui ne le sont pas et source de rébellion de leur part quant à leur mission dans l’Église.

Car les personnes qui ne sont pas en situation de manifester dans leur vie la fidélité conjugale sans faille de l’Éternel avec son peuple, du Christ avec l’Église ont une mission importante dans l’Église, très importante, à honorer pleinement. L’Église leur demande de « ne pas désespérer de leur salut ». Arrêtons-nous sur deux termes de cette expression.

« Ne pas désespérer… ». C’est un double négatif, c’est-à-dire une affirmation renforcée. On pourrait traduire par sur-espérer. Oui la voie sacramentelle est la voie ordinaire du salut (je reviendrai sur ce terme). Elle n’est en rien la voie exclusive du salut. C’est très important à considérer à l’époque où de nombreux « hommes de bonne volonté » peinent à reconnaître l’Église comme « lieu de vérité et liberté » comme dit une des prières eucharistiques.

Les sacrements sont un service, un humble service, « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». C’est ce que répond l’Assemblée au prêtre quand il dit : « Prions ensemble au moment d’offrir le Sacrifice de toute l’Église ». Les fidèles répondent « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Ils ne répondent pas « pour notre salut personnel » ! Les sacrements, au-delà de l’Eucharistie seulement, sont « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » et non pas d’abord pour le salut de ceux qui les célèbrent !

Cela on le comprend bien pour le sacrement de l’Ordre. On comprend bien que les prêtres ne sont pas prêtres pour leur propre salut d’abord mais pour le service de la communauté et, de proche en proche, pour le monde entier. Même si, mais de façon seconde, c’est aussi une voie de salut pour eux. Éh bien il en est de même pour les six autres sacrements et pour l’Église toute entière sacrement…

Nous avons donc besoin que les chrétiens qui ne sont pas en situation de vivre dans le mariage et dans l’Eucharistie rappellent à ceux qui sont en situation de le vivre qu’ils sont au service « de la gloire de Dieu et du salut du monde » et non pas d’abord à leur propre service…

« … de leur salut ».Ce à quoi l’Église demande de ne pas désespérer, c’est de leur salut. Cessons de considérer le salut comme un sauvetage, comme la réussite à l’examen de passage final que serait le Jugement Dernier. C’est terriblement angoissant comme perspective de réduire le salut à cela. Non le salut est le développement des dons que le Seigneur nous a donnés jusqu’à leur divinisation et la divinisation de notre personne et du monde entier. Les divorcés-remariés sont donc invités à « sur-espérer » en l’épanouissement de leur capacité affective et sexuelle jusqu’à leur divinisation, comme pour tout le monde.

Il est donc très important pour que l’Église toute entière se situe avec justesse dans son humble service sacramentel « pour la gloire de Dieu et le salut du monde » que les chrétiens qui ne vivent pas dans l’économie sacramentelle, dans la voie ordinaire du salut, vivent eux aussi avec justesse, avec joie, avec ‘sur-espérance’ la mission qui leur est donnée. Ce décentrement de tous les fidèles de leur propre service personnel est terriblement important !

Je sens bien que c’est à un renversement copernicien que j’appelle. Le christianisme occidental, après Luther, et bien au-delà du protestantisme proprement dit, est taraudé de façon malsaine par le salut compris comme évitement de la damnation éternelle. En témoigne la longue querelle du jansénisme et de ses avatars jusque tard dans le 20ème siècle.

Le fait que nous soyons passés depuis cinquante ans d’un extrême à l’autre, qu’aujourd’hui nous ayons une religion baba-cool où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil occulte la question mais ne la résous pas ! La voie à chercher est celle où tout le monde, selon le don qui lui est fait, aura comme objectif « la gloire de Dieu et le salut du monde » et non pas sa petite angoisse à honorer ou à nier, peu importe. Alors nous pourrons vraiment être sauvés, épanouis, vraiment gratuitement, par Celui dont nous aurons cherché d’abord la Gloire et non pas par notre petite peur avouée ou niée, peu importe.

b) Pour ceux qui sont paralysés devant l’engagement

Passer de l’état de crustacés à l’état de vertébrés présente, je l’ai dit, le risque de rester, dans cette mue, à l’état de mollusques. Bien des personnes vivent leur vie maritale sans engagement ou avec un ‘engagement’ permettant la répudiation unilatérale comme le PACS.

Il y a un combat spirituel, et un seul, et il passe et à travers moi, et à travers l’Église et à travers le monde. Le grand risque, pharisien, est de frontaliser le combat spirituel (alors que le combat spirituel est saggital) de nous mettre dans le camp des bons et les ‘autres’ dans le camp du mal.

La présence, délicate et fraternelle, de chacun au combat spirituel de ses frères éclaire son propre combat spirituel. Être présent, entendre le manque de goût, la peur de l’engagement, la retenue, voire la restriction spirituelle de ceux qui ne se marient pas alors qu’il le pourrait nous renvoie à nos propres peurs, angoisses, restrictions dans notre propre engagement. Comment donner le goût de l’engagement sans creuser en nous la joie de l’abandon, sans méditer d’abord pour nous la Parole de Jésus : « Qui accepte de perdre sa vie pour moi, la sauvera, qui veut garder sa vie pour lui la perdra » (Mt 10 39)

Le danger que s’érode en nous cette dynamique, proprement pascale, de se perdre pour recevoir la vie nous concerne tous. Un vaste travail de réflexion et de conversion est à faire.

Nous sommes donc, tous, pasteurs et peuple, à devoir découvrir à nouveaux frais, les merveilles de l’amour humain dans un monde confus et blessant pour les personnes. Les crises et difficultés de notre époque rendent de plus en plus urgent que nous allions résolument au cœur de la foi.

Arnaud de VAUJUAS,
le 5 Février 2011

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